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Couronnée de succès après L'histoire de celui qui dépensa tout et ne perdit rien, auteur d'une cinquantaine de livres, Jacqueline Kelen s'inspire dans son dernier ouvrage des mises au tombeau, ce genre particulier de sculptures fréquemment exécutées au XIVe et XVe siècle en France. Elles sont composées de sept personnages immobiles rassemblés autour du Christ allongé. Chacun dévoile son lien avec Jésus. Chacun exprime ses sentiments face au drame. Une manière saisissante et très originale de prolonger le récit de la Passion et méditer sur la mort, la passion, la blessure, le don de soi.
Aleteia : Marie, Marie-Madeleine, Jean, deux saintes femmes, Nicodème et Joseph d’Arimathie. Sept amis de Jésus. Sept témoins du Christ en croix. Dans votre récit, vous les rendez vivants. Pourquoi les faire parler ?
Jacqueline Kelen : Depuis longtemps, je suis émerveillée par ces mises au tombeau. On ne sait pas à qui on doit cette invention artistique, puisqu’au Moyen-âge on ne signait pas ses œuvres. Pour moi, elles sont une invitation à traverser ces heures mystérieuses qui vont de la déposition de la croix et de l’ensevelissement du Christ, jusqu’au matin de Pâques. J’ai commencé à rédiger mon livre durant le premier confinement, en mars 2020. Il y avait un silence extraordinaire à Paris et ce silence extérieur invitait chacun, me semble-t-il, à un recueillement intérieur. Et comme c’était aussi la période du carême, j’ai voulu méditer sur cette mort épouvantable, sur ce sacrifice inimaginable accepté d’avance, et surtout sur l’amour immense de Dieu.
C’est peut-être une audace de ma part, mais j’ai eu envie de leur donner voix. Chaque personnage exprime ses sentiments face au drame : il y a la douleur, l’effarement, des cris d’amour et de pitié...
Mais pourquoi faire parler tous ces personnages qui entourent le Christ ?
Parce que j’ai vu en eux des pierres vivantes. La première épitre de saint Pierre dit aux fidèles de Jésus de devenir des pierres vivantes pour construire l’édifice spirituel. C’est peut-être une audace de ma part, mais en voyant en ces figures des pierres vivantes, j’ai eu envie de leur donner voix, imaginer leurs émotions, leurs pensées, leurs souvenirs, leurs questions. Chaque personnage exprime ses sentiments face au drame : il y a la douleur, l’effarement, des cris d’amour et de pitié, des souvenirs, des questionnements...
On a l'impression qu'ils tissent autour du Christ un linceul de paroles tendrement humaines. Vous avez beaucoup de tendresse pour eux…
Parce que devant la désolation des amis de Jésus, on se sent très démuni. C’est une offrande. Une menue offrande de quelques mots de gratitude, de tendresse, d’adoration. Je pense que face au Verbe, nos propos sont soit banals, soit grossiers, et en tout cas insuffisants.
Vous donnez voix à Marie. Le début de son monologue est saisissant : « Mon Fils qui m’appartient si peu, mon Fils, le cœur doit-il à ce point saigner pour s’acheminer vers la joie ? »
Ce n’était pas facile pour moi de faire parler Marie. Comme le rappelle l’Évangile, elle gardait beaucoup de choses dans son cœur. Sa dignité me touche. De sa statue, qu’elle soit en bois, de pierre, colorées ou non, émane une immense dignité, une majesté. Tout est intériorisé, ténu, solennel et majestueux.
Rendre vivante Marie-Madeleine, débordante d'amour, était plus facile ?
Oui, je n'ai pas eu du mal à lui donner voix. Marie-Madeleine s’est ouverte à Jésus dès la première fois où elle s’était approchée de lui au banquet de Simon le pharisien. Elle est égale à elle-même. Son cœur est débordant. Dans ses représentations artistiques, elle ne porte pas de voile de deuil, contrairement à Marie, la mère qui est recouverte d’un voile lourd. Jésus l’a reçue telle qu’elle l’est. Il l’a défendue telle qu’elle l’est – avec ses longs cheveux, avec ses vases de parfums, avec ses bons atours. C’est une figure de beauté, de jeunesse et d’amour indéfectible. Elle est sûre qu’elle reverra Jésus. Elle croit absolument à ses paroles. Ce n’est pas un hasard si c’est elle qui voit apparaître le Ressuscité en premier au matin de Pâques. Même si elle ne le reconnaît pas tout de suite…
Un autre personnage qui vous est particulièrement proche, je crois, c’est Nicodème ?
Ah Nicodème ! Le fameux pharisien très savant, qui se réfère toujours à la loi. Comme c’est relaté au début de l’Évangile de saint Jean, il vient trouver Jésus et le questionne. Très vite, il reconnaît en lui l’envoyé de Dieu mais reste bouleversé par ses propos qui parlent de « naître à nouveau ». Alors j’imagine très bien Nicodème qui voit celui qui se proclamait Fils de Dieu et envoyé du Ciel à l’état de cadavre !
On n’a jamais fini de chercher Dieu. Comme disait saint Grégoire de Nysse « connaître Dieu, c’est le chercher sans cesse ».
Alors s’agit-il d’un échec ? Est-ce que tout cela était faux ? Est-ce qu’il s’est illusionné, lui qui pensait plutôt à une victoire éclatante ? Je crois que la quête incessante de Dieu est l’expérience de Nicodème. Et c’est l’expérience de chacun de nous. On n’a jamais fini de chercher Dieu. Comme disait saint Grégoire de Nysse « connaître Dieu, c’est le chercher sans cesse ». Je pense que c’est le partage de tout chercheur de Dieu. Nicodème en est un.
En revanche, le début du monologue de Jean est surprenant : « Vous m’avez pris dans vos filets pour nous plonger dans l’océan de vérité… »
C’est difficile de sortir des images du disciple bien-aimé, représenté comme le plus jeune de la troupe, celui qui est un peu fragile, un peu frêle et imberbe. Il est toujours à côté de Marie, la mère de Jésus et selon les paroles du Crucifié : « Voici ta mère, voici ton fils ». Jean sait alors que désormais, il restera près d’elle et qu’il aura la mission de répandre le message de Jésus. En relisant les passages des Évangiles, où apparaissent les personnages qu’on retrouve dans les mises au tombeau, je me disais que la plupart d’entre eux n’ont pas compris grand-chose.
Ils perçoivent Jésus selon leurs rêves, leurs désirs, leurs illusions. Beaucoup voient en Lui un roi puissant, quelqu’un qui va chasser l’occupant romain, où quelqu’un qui va leur amener monts et merveilles. Ce qui est terrible – parce que cela nous concerne aussi – c’est que chaque personnage (à part Marie bien sûr) a trahi, a déserté où s’est endormi... alors qu’il fallait rester vigilant ! Je crois que la grande douleur de Jean est d’avoir dormi sur le Mont des Oliviers, même s’il est bien le seul apôtre à être présent au pied de la Croix !
Il est quand même fidèle et présent...
Oui, mais en même temps, il ne peut que se souvenir du fait qu’il n’a pas pu rester éveillé. Mais ce qui plaide en sa faveur et en notre faveur aussi, c’est d’avoir répondu à l’appel. C’est d’avoir entendu la Parole « Viens et suis-moi » et de s’être mis en marche.
Vous avez choisi de mettre en couverture de votre livre Joseph d’Arimathie, celui qui dit alors : "J’ai beau être riche et avoir la réputation d’un homme droit et honnête, je n’ai à offrir qu’un tombeau !" Pourquoi lui ?
Il n’y a pas longtemps, je me suis aperçue que Joseph d’Arimathie arrive à la dernière minute ! C’est un pharisien, mais un disciple discret et secret du Christ. Il ne le dit pas. Homme très riche, Joseph d'Arimathie est représenté toujours avec des vêtements somptueux, un magnifique turban, une bourse à ses côtés. Il a de l’influence. Son geste d’offrir son propre tombeau, qui est encore tout neuf et réservé pour lui, est beau et dramatique à la fois. S’il ne l’’avait pas donné, le corps de Jésus était voué à la fosse commune. Je l’ai réalisé assez crûment en y méditant : le Crucifié était condamné à terminer dans la fosse commune comme un vaurien...
Avec Joseph et Nicodème, on est délesté de notre arrogance pour laisser place à une immense espérance. Quelle leçon d’humilité !
Joseph et Nicodème symbolisent pour vous deux façons d'être sur terre...
Il est touchant de voir ces deux ensevelisseurs : d’un côté, le très savant Nicodème et de l’autre le très riche Joseph d’Arimathie. Comme s’ils symbolisaient les deux façons d’être bien implanté sur terre : le savoir et la richesse. Mais devant la mort, que tiennent la science et la richesse ? On est délesté de notre arrogance pour laisser place à une immense espérance. Quelle leçon d’humilité !
Vous faites parler les saintes femmes, Marie-Cléophas et Marie-Salomé qui pleurent beaucoup, mais parlent peu…
Je voulais les rendre vivantes en privilégiant une sorte de prose poétique. On a tellement tendance à s’expier, se mortifier, se plaindre alors que la seule posture possible face à ce grand mystère, cet immense sacrifice de Jésus et cet inconcevable amour de Dieu, c’est juste le silence ou le poème. C’est juste l’adoration en silence ou la louange sous forme de cantique.
Quelle que soit la situation de chacun ?
Chacun peut se dire « je suis aussi la mère qui perd un enfant, je suis la bien-aimée qui perd son bien aimé, je suis l’ami qui perd son meilleur ami… » Aujourd'hui, nous cherchons à « vaincre la mort » car on est persuadé qu’il n’y a rien après. On a renié le monde invisible et le monde divin, donc on ne cherche qu’à vaincre la mort. Alors qu’il est question de trouver le salut de l’âme. Quand on regarde les figures de la mise au tombeau, on se rend compte qu’elles regardent au-delà.
Vous avez fait parler les sept amis de Jésus. Et quel est votre lien avec Lui ?
C’est un lien évident et indéchirable. Parce que Jésus représente le plus grand amour et la plus grande justice. Il est difficile de tenir ensemble ces deux pôles ! Jésus est la bonté incommensurable et aussi une fermeté radicale. Pour moi, il est le Grand vivant qui m’appelle sans arrêt. C’est une Présence qui m’empêche de dormir. Comment peut-on s’endormir ? Comment peut-on s’en lasser ? Comment peut-on s’en détourner ? C'est Jésus qui nous apprend à devenir vivant !