L’éditeur français d’Agatha Christie et un diocèse américain corrigent tous deux des formulations jugées inadéquates. Le langage est en effet essentiel à la liberté et la dignité de l’homme, mais on ne le manipule pas sans risques.
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Deux “affaires” à première vue sans rapport : d’un côté, la révision du titre du fameux polar d’Agatha Christie — Dix petits nègres (1939) devient Ils étaient dix ; de l’autre, les sacrements reçus et administrés par un jeune prêtre américain sont reconnus invalides, parce que lui-même n’a pas été baptisé selon les règles, et il faut tout refaire. Rien à voir ? Si ! dans les deux cas, c’est de l’autocensure : une autorité responsable décide unilatéralement de corriger une formulation créant une difficulté qui n’avait jusque-là pas été dénoncée. Mais la différence est instructive.
“Politiquement correct”
S’il a été jugé préférable de supprimer le mot “nègre” non seulement du titre, mais encore du texte du roman d’Agatha Christie, c’est pour ne pas risquer de nourrir un racisme dont il est clair qu’il n’a pas disparu, comme le prouve la façon dont des policiers traitent des Noirs aux États-Unis. En l’occurrence, cependant, personne n’avait encore protesté. L’éditeur français et l’héritier d’Agatha Christie qui veille sur son œuvre ont simplement fait de la prévention. La romancière n’avait pas pu prévoir que le mot “nègre” prendrait une connotation péjorative, et il a simplement été tenu compte de l’évolution culturelle et morale. En anglais, où nigger est encore plus dégradant que “nègre” en français, le titre avait d’ailleurs été déjà rendu « politiquement correct » depuis belle lurette.
Dans l’histoire du prêtre qui n’était finalement pas baptisé — ce qui disqualifiait les sacrements qu’il avait reçus et donnés par la suite —, il n’y avait aucune perspective de pression sociale ni “sociétale”. La correction n’a donc pas été même potentiellement politique, culturelle ni morale. S’il a fallu tout reprendre à zéro, ce n’est pas pour se mettre au goût du jour ni même pour éviter d’hypothétiques récriminations. C’est, exactement à l’inverse, par respect d’une réalité ou fidélité à une vérité et sans craindre la réprobation publique — qui n’a pas manqué, jusqu’à l’intérieur de l’Église.
Chicanerie ou rationalité ?
Si le baptême de celui qui a plus tard été ordonné était invalide, c’est parce que le prêtre qui officiait s’est littéralement “dé-missionné” en disant : “Nous te baptisons”, comme si ce n’était pas lui, en tant que ministre du Christ en personne, qui parlait et agissait, mais ceux qui étaient présents, la communauté paroissiale, voire l’institution ecclésiale qui se donnait un nouveau membre, de même qu’un club recrute par cooptation ou qu’un État accorde la citoyenneté. Ce n’était pas entièrement faux, et rien que décidément beaucoup trop court. Les chrétiens accueillent en effet parmi eux, mais non pas les candidats qu’ils acceptent, et bien plutôt celles et ceux que, comme eux, seul le Christ a pu faire siens par l’intermédiaire d’un successeur (évêque) ou délégué (prêtre ou diacre) de ceux qu’il a missionnés dans ce but.
Agatha Christie n’avait certainement pas l’intention d’offenser les Africains. Mais la mécanique enclenchée par ce ressenti négatif et négateur pourrait avoir des effets hallucinants.
On objecte que c’est du formalisme, du légalisme, de la chicanerie, du pharisaïsme, du cléricalisme… En fait, c’est d’une rationalité qui n’a rien d’arbitraire. Le fond du christianisme est que ce n’est pas l’homme — ni seul ni collectivement — qui choisit d’aller vers Dieu, mais Dieu qui vient à lui le premier (Jn 15, 16 ; 1 Jn 4, 10.19). Ce n’est pas une théorie ni un principe, mais la reconnaissance de l’Autre (ici avec une majuscule initiale) qui est indispensable à toute relation — avec Dieu comme avec n’importe qui.
La mécanique de la censure bien-pensante
À l’opposé, le souci légitime de ne pas offusquer est commandé par la peur d’infliger des blessures émotionnelles. Or ici, un mot isolé est interprété dans un sens différent de celui dans lequel il a été employé : Agatha Christie n’avait certainement pas l’intention d’offenser les Africains. Mais la mécanique enclenchée par ce ressenti négatif et négateur pourrait avoir des effets hallucinants. La bien-pensance contemporaine va-t-elle exiger de rebaptiser — il est significatif de recourir au même terme que lorsqu’il s’agit du sacrement — le Lac Nègre (dans le massif du Mercantour) et le Cap Nègre (entre Le Lavandou et Cavalaire) ? Les écrivains ne pourront-ils plus se faire aider que par des “assistants” ou des “collaborateurs” ? Les Petits contes nègres pour enfants blancs de Blaise Cendrars (1928) seront-ils retirés des librairies et bibliothèques pour être brûlés en place de Grève ?
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Tant qu’on y est, puisque “nègre” et nigger viennent du latin niger : noir, il conviendrait de changer le nom du fleuve Niger et de deux des pays qu’il traverse en Afrique de l’Ouest : le Niger et le Nigeria. Les pays riverains de la Mer Noire devraient s’entendre sur une autre couleur. Il faudrait aussi modifier des titres comme L’Œuvre au noir (1968) de Marguerite Yourcenar et surtout Le Rouge et le Noir (1830) de Stendhal, insultant pour les Indiens d’Amérique en plus des Africains. Il y aurait encore à interdire l’expression “broyer du noir”, réprouver l’appellation aussi bien que le fait du “travail au noir” et bannir du vocabulaire le verbe “dénigrer” (du latin denigrare : noircir) ou bien décréter qu’il signifie dorénavant “louanger”. Enfin, la notation musicale devrait être révisée, parce qu’il est insupportable d’y trouver qu’”une blanche vaut deux noires”.
Les deux logiques
On a là deux logiques, autrement dit deux manières différentes de faire fonctionner le langage rationnel (logos en grec). D’un côté, le choix des mots est dicté par les sentiments à imposer (“nous” pour baptiser) ou à refouler (en éliminant “nègre”). C’est la technique de la “novlangue”, qu’utilise Big Brother pour asseoir son pouvoir totalitaire dans 1984 de George Orwell : les idées jugées indésirables sont rendues inconcevables par la suppression des mots permettant de les exprimer, et le conformisme souhaité est assuré par des reformulations séduisantes dont on ne s’aperçoit pas immédiatement qu’elles signifient autre chose (“nous te baptisons”, au lieu de “je te baptise”).
De l’autre côté, les mots s’efforcent de traduire la réalité (le “je” qui baptise est celui du Christ, comme celui qui dit : “Ceci est mon corps” à la messe, ou qui pardonne dans le sacrement de la miséricorde). Ce singulier peut “interpeller” et donne à penser, mais n’empêche pas les sentiments (émerveillement de voir Dieu faire du baptisé son enfant, de communier, d’être réconcilié), sans toutefois autoriser à imaginer que cette joie produit la réalité qui l’inspire. Si l’on se demande laquelle de ces deux logiques est la plus rigoureuse et en même temps promeut le mieux la liberté de l’homme, il n’est pas besoin d’être croyant pour répondre que c’est celle qui incite à réfléchir sur l’origine et le sens des énoncés avant de les censurer ou de les trafiquer.
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