Que serons-nous en 2025 ? Je ne formulerais qu'un vœu pour la France et surtout pour nous, les Français qui formons la mosaïque étonnante de son visage aujourd'hui : je souhaite de tout mon cœur tricolore que nous retrouvions le chemin partagé de la gratitude ; de la gratitude pour ceux qui nous ont précédés et nous ont préparé un avenir ; de la gratitude aussi pour ceux qui nous succéderont et continueront à nous aimer en faisant vivre la France. Le privilège de la gratitude, il est de nous relier dans un même et unanime assentiment aux morts et aux vivants qui nous ont faits ; il est de nous faire sentir presque charnellement que nous ne sommes pas seuls pour affronter les aquilons et les nuits obscures qui jalonnent notre voyage terrestre. La gratitude est un sentiment de communion, de dépassement ; un sommet de notre pauvre humaine condition qui nous pare des asservissements à la médiocrité et à la suffisance.
Vivre sans plus dire merci
Pour retrouver le goût de la "célébration de la gratitude", selon le titre du beau livre du regretté Dominique Ponnau disparu l'an passé (Célébration de la gratitude, Presses de la Renaissance), il nous faut bien sûr renoncer à certaines facilités en vogue : par exemple, à la victimisation, au pessimisme ou encore à la colère et à la polémique érigés en systèmes d'autodéfense. Ces réactions sont des symptômes épidermiques de la déprime contemporaine dans laquelle nous nous engluons face aux complexités et aux contrariétés de cette heure frappée par le retour brutal du tragique. Aurions-nous donc oublié, emportés par la fièvre d'une actualité trop tourbillonnante au point de nous faire perdre cœur, que vivre sans plus dire merci n'est plus vraiment une vie, mais déjà le préambule de l'enfer ?
L'enfer, nous l'oublions aussi, ce n'est pas les autres que nous diabolisons pour un oui ou pour un non, ni un lieu de perdition métaphysique ou mythologique, mais c'est la réalité de ce que nous faisons, ici sur cette terre, quand nous sommes dépossédés de tout sentiment de gratitude ; quand nous nous laissons terrasser par les démons bien humains de l'ingratitude, de la méchanceté et de la violence. La barbarie fait ses premiers pas, remarquent des observateurs avertis, quand on oublie bêtement de dire "bonjour" et "merci" à son boulanger…
La marque des peuples forts
La gratitude serait-elle la marque des peuples faibles ? Le philosophe de l'Antiquité romaine Plutarque paraît le subodorer quand il soutient que l'ingratitude est "la marque des peuples forts". L'Histoire sachant prendre son temps pour formuler un jugement honnête sur les événements et leurs grands capitaines lui donne aisément tort. En effet, tous nos monuments, mausolées et chapelles qui parsèment nos paysages de leurs silhouettes devenues familières et qui sont dédiés aux gloires passées et aux morts inoubliables tombés sur les champs de bataille au nom de notre liberté, ressemblent à une forêt de "mercis" plantée de génération en génération par des Français pieusement habités par le souvenir et la reconnaissance. Cette peupleraie de gratitude est la marque des peuples forts.
La résistance des moines de Timadeuc
Laissez-moi, à l'aube d'une année nouvelle, vous raconter une histoire héroïque et sainte et sollicitant notre immense gratitude. Nous voici en 1940. Dans l'arrière-pays de Vannes, dans le Morbihan, se trouve l'abbaye cistercienne Notre-Dame de Timadeuc. La Bretagne est alors occupée par l'armée allemande, comme près des deux-tiers du territoire français. Dès juillet de cette année-là, sous l'impulsion de quelques moines et avec l'aval de l'Abbé, le monastère entre clandestinement en résistance en abritant un soldat canadien blessé. Les moines résistants n'en restent pas là : à la barbe de l'occupant, ils hébergent des aviateurs, des parachutistes alliés et des résistants traqués par les nazis ; ils confectionnent des faux papiers d'identité ; les terrains du monastère servent de pistes d'atterrissage aux armes destinées à la résistance bretonne que parachutent à la nuit tombée des avions venus d'Angleterre.
L'armée d'occupation et la Gestapo ont les moines dans le collimateur : plusieurs fois, ils tentent d'infiltrer une "taupe" dans la communauté. En vain. Le trappiste le plus zélé est le cellérier : il se nomme Gwénaël Thomas. C'est un Finistérien de souche au caractère bien trempé. Dans un sous-sol de l'abbaye, il a aménagé un stand de tir où des résistants locaux viennent la nuit s'entraîner. Malgré les précautions prises par la communauté, une cinquantaine de soldats SS encerclent l'abbaye le 14 juin 1943. C'est le lundi de Pentecôte, il est 15 heures, l'office vient de commencer : un officier et une escouade de soldats surgissent dans l'église et somment moines et fidèles présents de sortir et d'aller s'aligner devant le mur de la grange. Ils sont aussitôt mis en joue par le peloton militaire. Le monastère est fouillé de fond en comble. Mais les Allemands ne trouvent ni l'atelier de confection de faux papiers ni le stand de tir clandestin.
Résistance spirituelle
Ils arrêtent toutefois le frère Gwénaël victime probablement d'une dénonciation. Il sera emprisonné à Rennes, soumis à de "rudes" interrogatoires puis déporté au camp de concentration nazi de Neuengamme, près de Hambourg, où il mourra d'épuisement et de dysenterie en janvier 1945. Il avait 45 ans. Grâce à un courrier de ses camarades déportés, on sait de quelle graine de sainteté était taillé frère Gwénaël : on le vit un jour sortir du rang sur la place du camp pour aller consoler un codétenu juste avant sa pendaison… Les moines de Timadeuc continueront leurs activités de résistance après son arrestation. Il se dira même que les moines profitaient du moment discret de la confession pour faire de la propagande gaulliste. En 1946, l'abbaye de Timadeuc reçut la valeureuse médaille de la Résistance française, une distinction rarement décernée à des collectivités. Le monastère breton partage cet insigne honneur avec la communauté des Sœurs de Niederbronn dans le Bas-Rhin.
Cette sublime histoire de résistance spirituelle ne serait pas complète si on ne mentionnait pas l'extrême fidélité de la communauté à la tradition d'hospitalité bénédictine pendant la guerre : si un Allemand se présentait à la porte de l'hôtellerie, non pas en occupant mais en hôte, les moines la lui ouvraient et l'accueillaient sans réticence. Le monastère mena ainsi une "guerre sans haine". Une guerre juste contre la croix d'Hitler qui voulait anéantir celle du Christ en persécutant des innocents et des combattants de la liberté. Une guerre qui ne souffrit aucun pacifisme ou collaborationisme avec l'ennemi ou ses séides. Une guerre de libération qui s'enracinait dans la prière des Heures, dans la vie fraternelle précieusement sauvegardée, et dans le silence de l'Espérance, cette lueur qui ne s'éteint pas dans l'âtre d'un cœur chrétien.
Mort pour la France un 3 janvier
Si vous passez par Timadeuc, comme je vous le souhaite, durant cette année 2025, arrêtez-vous y. Faites-vous indiquer le chemin qui mène au canal de Nantes à Brest. Vous y trouverez le monument en forme de croix érigé en souvenir de l'action résistante du moine Gwénaël et de ses frères. Le 3 janvier, cela fera exactement 80 ans qu'il est "mort pour la France", et entré pour toujours dans la Vie et dans la Paix. Pour ce glorieux sacrifice, merci ! Pour ce témoignage courageux merci ! Pour cette foi chevillée au corps et habitée par l'amour du persécuté et le pardon au persécuteur, merci ! Pour le souvenir de cette sublime résistance spirituelle perpétué sous le ciel breton par la communauté actuelle des moines de Timadeuc, merci ! Le prêtre et écrivain italien don Luigi Maria Epicoco écrit : "La gratitude est la splendeur du Verbe qui a vaincu les ténèbres du monde et de notre cœur. Le diable craint la gratitude, car il voudrait toujours que nous vivions dans la culpabilité et le regret. Ne lui donnons pas raison." Au plus fort des tempêtes et des abîmes qui pourraient se présenter à nous, puisse la gratitude demeurer le levain de notre style de vie et de notre courage en 2025 !