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Comme l’a rappelé le pape François dans sa Lettre sur le rôle de la littérature dans la formation, certains livres contribuent à un discernement aussi bien intellectuel que moral. Pas seulement en ce qui concerne la vie personnelle et les relations avec le prochain, mais aussi en politique et même dans l’interprétation du passé pour découvrir le décisif au présent et dans l’avenir. Deux types de roman sont spécialement éclairants : d’abord les utopies (qui décrivent une société idéale) et dystopies (qui peignent l’avènement du pire) ; et puis les uchronies (qui racontent comment l’histoire aurait pu tourner). Un petit inventaire peut frayer quelques pistes.
De l’utopie à la dystopie…
Chacun sait qu’une utopie est un lieu, topos en grec, totalement imaginaire dont le préfixe ou indique la non-existence et qu’une dystopie est à redouter et éviter, puisque dys indique que tout y va de travers. "Utopie" (1516) est une invention de Thomas More et "dystopie" est lancé (1868) par John Stuart Mill. Ce sont deux Anglais, et c’est sans doute dans l’"anglosphère" que sont apparues les utopies et surtout dystopies les plus marquantes — parmi quantité d’autres, dont Le Maître de la terre (1907) de Mgr Robert Hugh Benson, cher au pape François : Le Meilleur des mondes (1932) d’Aldous Huxley, 1984 (1949) de George Orwell, Farenheit 451 (1953) de l’Américain Ray Bradbury — où (justement) les livres sont interdits et brûlés…
Citons depuis, sélection bien sûr discutable : Soleil vert (1957) de Harry Harrison, La Grève (1957) d’Ayn Rand, L’Orange mécanique (1962) d’Anthony Burgess, Un Bonheur insoutenable (1970) d’Ira Levin, La Servante écarlate (1985) et Le Dernier Homme (2003) de Margaret Atwood, Les Fils de l’homme (1992) de P.D. James... En russe, il y a Nous autres (1920) d’Eugène Zamiatine. Et en français : Ravage (1943) de René Barjavel, La Planète des singes (1963) de Pierre Boulle, Globalia (2004) de Jean-Christophe Rufin, Acide sulfurique (2005) d’Amélie Nothomb, 2084 : la fin du monde (2015) de Boualem Sansal, Soumission (2015) de Michel Houellebecq…
… et à l’uchronie
C’est aussi un Français, le philosophe Charles Renouvier, qui a forgé en 1876 le mot "uchronie", sur le modèle d’"utopie" (chronos : temps, remplaçant topos), pour désigner un récit où le cours de l’histoire est radicalement changé par un fait apparemment mineur. Blaise Pascal y avait pensé : "Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé" (Pensées, éd. Brunschvicg, fragment 162). L’anglais a adopté uchronia, mais parle plutôt d’alternate history (histoire différente, si l’on suit les puristes en récusant "alternative" au sens de "constituant une solution de remplacement").
Il existe d’ailleurs depuis 1999 un Prix de l’Histoire détournée — sous-entendu : s’écartant du passé (Sidewise Award, littéralement : Prix de la Réorientation). Le lauréat de 2004, Philip Roth, juif athée, salué comme écrivain de tout premier plan, imagine dans Le Complot contre l’Amérique (traduit chez Gallimard en 2006) qu’en 1940, donc avant que les États-Unis entrent en guerre, Franklin D. Roosevelt n’est pas réélu face à Charles Lindbergh, célèbre pour avoir le premier traversé l’Atlantique en avion, dont le slogan est "l’Amérique d’abord" et qui, comme "en vrai", ne cache pas ses sympathies pour les régimes autoritaires en Europe.
Des œuvres révélatrices de fragilités
Dominion de C.J. Sansom, couronné en 2012, en est une version britannique, après capitulation devant Hitler en 1940. Déjà dans Fatherland (1992), Robert Harris faisait remonter sur le trône Édouard VIII qui, favorable aux nazis, avait abdiqué en 1936. Le Prix 2023 est allé à Francis Spufford pour Cahokia Jazz : un royaume indigène, égalitaire (sans discrimination ethnique) et mystique, survit mais est menacé au milieu de l’Amérique d’immigrés européens racistes et sans scrupules. Un peu dans la même optique, le Prix 2021 est allé, par exception, à un Français : Laurent Binet, pour un roman déjà primé par l’Académie française : Civilizations (Grasset, 2019 – avec un "z", comme en anglais où, en traduction, c’est le "s" du français) : là, Christophe Colomb meurt avant de rentrer en Espagne et ce sont les Incas qui conquièrent l’Europe, y établissant la tolérance.
Dans la catégorie des uchronies, l’ouvrage de référence (cité par pratiquement tous les auteurs à succès dans le genre) est Le Maître du Haut Château (1962) de Philip K. Dick : depuis 1945, l’Amérique est partagée entre les Allemands (à l’Est) et les Japonais (à l’Ouest). On le voit : ces fictions servent à exorciser des peurs rétrospectives. Mais qu’elles paraissent plausibles suggère aussi que l’histoire peut basculer pour pas grand-chose et que les acquis apparents ne sont pas si justifiés ni si solides. Des intrigues policières artistement ficelées et des personnages plus ou moins contradictoires insinuent que les périls n’ont pas disparu : des dictatures ne s’imposent-elles pas avec une facilité déconcertante en Occident qui aurait tort de croire que ses idéaux d’efficience et de liberté garantissent sa supériorité ?
Mises en garde
Même si elles restent des critiques indirectes, les dystopies sont des mises en garde peut-être encore plus nettes contre des tendances actuelles ou permanentes. L’élection et la réélection de M. Trump ont fait ressortir Le Complot contre l’Amérique de Philip Roth, mais aussi un roman de pure anticipation de Harry Sinclair Lewis, premier Américain à recevoir le prix Nobel de littérature en 1930 : It Can’t Happen Here (1935, donc à l’époque de la montée des totalitarismes en Europe). Raymond Queneau l’a traduit en 1937 chez Gallimard sous le titre Impossible ici. C’est l’histoire d’un politicien qui vise la Maison blanche en se présentant comme le champion des types ordinaires, méprisés et appauvris par les élites, et le défenseur des valeurs traditionnelles, avec la promesse de restaurer la grandeur de l’Amérique.
Il convient de préciser que l’impact de la plupart des dystopies et uchronies est amplifié par des adaptations des œuvres littéraires au cinéma et même en séries télévisées. Mais le septième art a aussi exploité des scénarios originaux ou des livres peu connus. Cela commence assez tôt avec Metropolis (1927) de Fritz Lang, passe notamment par Alphaville (1965) de Jean-Luc Godard et se poursuit avec la "franchise" des Mad Max de George Miller, lancée en 1979 et dont le cinquième épisode est sorti cette année.
Comme des paraboles
Utopies ou dystopies (qui éveillent à ce qui pourrait arriver et dont on peut rêver ou qui menace) et uchronies (qui alertent sur ce qui aurait pu survenir) aiguisent donc le regard. Ces histoires sont plus instructives que des idées ou des théories et ont une portée analogue à celle des paraboles évangéliques (cf. Mt 13, 10-13). Encore faut-il les dénicher au milieu d’une production surabondante et les laisser résonner en soi, alors que la frontière s’estompe entre la détente ou le divertissement et le sérieux d’enjeux vitaux qui réclament des choix, des engagements, des prises de responsabilité. Toute la question est de savoir si la littérature n’est que reflets épars de réalités aussi bien peu évidentes qu’aisément perceptibles, ou si les effets qu’elle peut avoir dans les esprits contribuent à les libérer et changent quelque chose dans le monde. C’est pourquoi il est bon de prêter attention à ces histoires et de les partager.