Mgr de Kerimel, archevêque de Toulouse, a-t-il surréagi face au spectacle " La Porte des Ténèbres " de la Compagnie La Machine de François Delarozière, dont le deuxième volet se tient dans sa métropole ose du 25 au 27 octobre ? En consacrant la ville et le diocèse au Sacré-Cœur, il a entendu faire une contre-proposition qu’il juge d’espérance face à un spectacle qui, pour lui, se complaît dans le morbide et le ténébreux en mettant en scène des symboles et des personnages ésotérico-sataniques, dont la démone Lilith. Bien sûr, une polémique s’en est suivie, et l’on a pointé avec pertinence l’incompréhension qui se creuse entre le monde des artistes contemporains et celui des catholiques pratiquants, en évoquant par exemple la récente cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris.
Des références chrétiennes détournées
Il faut pourtant creuser davantage pour mieux comprendre la situation. Car la divergence entre la culture des catholiques pratiquants et la culture populaire et artistique a plus que cinq ou six ans, ou même dix. Et les polémiques sur l’usage multiplié de références chrétiennes largement détournées de leur sens premier, qu’il s’agisse d’images du Christ ou de représentations démoniaques, sont récurrentes au moins depuis le milieu des années 1980. On pourrait lister assez facilement les réactions catholiques qui s’accumulent, avec une circulation internationale qu’on ne peut négliger, du Immersion (Piss Christ) d’Andres Serrano (1987) au Sur le concept de visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci (2010), pour prendre quelques cas qui suscitèrent d’importants polémiques.Si l’on se concentre sur le champ des musiques populaires, il suffirait de renvoyer aux mobilisations canado-états-uniennes contre le " rock’n roll satanique " qui visèrent spécialement le hard rock et le heavy metal (Led Zeppelin, Alice Cooper, Black Sabbath, Kiss, AC/DC…). À partir du début des années 1980, ce fut la croisade d’un des diffuseurs du charismatisme catholique en Amérique du Nord, le prêtre trinitaire Jean-Paul Regimbal (1931-1988), avec Le Rock'n roll. Viol de la conscience par les messages subliminaux (1983) (qui succédait quant à lui aux opposants au rock mobilisés à la fin des années 1950 et ensuite au mitan des années 1960). L’usage de symboles ésotériques et satanistes, qui explose à partir des années 1970, est notamment utilisé comme argument à charge afin d’affirmer que le rock est une forme plus ou moins directe d’adoration de Lucifer. La dénonciation se fait en reprenant le complotisme catholique construit depuis la fin du ⅩⅧe siècle, qui met en cause l’action concertée et secrète de groupes anti catholiques dans la sécularisation de la société (francs-maçons, Illuminati, juifs, protestants, républicains, bolcheviques, communistes…). Le rock devient alors une nouvelle étape de l’offensive anti chrétienne menée par le diable et ses suppôts.
Un satanisme culturel ?
Si la diffusion de ces idées en France est réelle mais restreinte à une petite partie du monde catholique, la thématique revient au début des années 2000 avec l’abbé Benoît Domergue et son Culture barock et gothique flamboyant. La musique extrême : un écho surgi des abîmes (2000) qui dénonce un « satanisme culturel ». Il faut cependant attendre le succès croissant du Hellfest, qui devient un des principaux festivals européens de musique metal, pour que l’usage massif par les musiciens de metal de multiples symboles et références satanisants ou morbides soit dénoncé des responsables politiques et catholiques. La mise en cause est désormais récurrente, à chaque édition du Hellfest, mais reste cantonnée à un petit milieu.
Quoi qu’on en veuille, le christianisme est désormais le folklore de la société, un réservoir d’images, représentations, thèmes, expériences, dans lequel tout un chacun pioche et puise au gré de ses désirs, attentes et envies, pour en faire l’usage qu’il veut, ici et maintenant.
On a ici parlé de la musique metal. On aurait pu prendre d’autres activités culturelles, pour aboutir au même résultat : une dénonciation de l’usage de symboles chrétiens détournés de leur sens. Chacune à leur niveau, ces polémiques récurrentes traduisent en fait une situation caractéristique de la modernité depuis les années 1960-1970, que l’inclassable jésuite Michel de Certeau avait pointé en 1973 lors d’un débat avec Jean-Marie Domenach, diffusé sur France Culture puis devenu un livre, Le Christianisme éclaté (1974). Quoi qu’on en veuille, le christianisme est désormais le folklore de la société, un réservoir d’images, représentations, thèmes, expériences, dans lequel tout un chacun pioche et puise au gré de ses désirs, attentes et envies, pour en faire l’usage qu’il veut, ici et maintenant. Inutile de dire que la sécularisation accélérée de la société depuis les années 1970 a accentué le phénomène.
Une forme d’acculturation antichrétienne
Or, pour nombre de catholiques pratiquants et militants, dont une partie est désormais issue des mondes néo-intransigeant, attestataire et charismatique, c’est le cas de Mgr de Kérimel, davantage partisans d’une distance critique à la société que défenseurs d’un compagnonnage valorisant les valeurs sociales, que les symboles chrétiens puissent être laissés au bon vouloir de chacun n’est pas acceptable. Ils refusent que les signes liés au christianisme puissent être équivoques. Ils tiennent à ce qu’ils soient univoques, avec un sens obvie, celui qui a été déterminé au cours de l’histoire par l’Église. Ils estiment ainsi que la pluralisation des sens des références au christianisme aboutit dans un certain nombre de cas à une forme d’acculturation antichrétienne et fait le jeu de Satan. Alors que l’on croit triturer des symboles sans que cela ait vraiment un sens spirituel, cela aboutit en fait à laisser advenir, sans s’en rendre compte, la puissance démoniaque. Et l’on peut en payer le prix, psychologique, spirituel, en devenant sans le savoir esclave du diable, voire on peut en mourir, puisque le diable répond lorsqu’on l’invoque, même lorsqu’on n’y croit pas, même lorsque c’est un jeu. Ce fut l’une des interprétations données au massacre commis le 13 novembre 2015 au Bataclan, où les terroristes firent irruption et commencèrent leurs assassinats alors que le groupe Eagles of Death Metal entonnait sa chanson Kiss the Devil.
L’objectivité des actes
Ces catholiques perpétuent ici la position qui était celle des Pères de l’Église face aux cultes païens et au culte impérial dans l’Empire romain. Ce n’étaient pas seulement des actes civiques, c’étaient l’adoration de démons qui asservissaient ainsi les hommes afin de les empêcher de se convertir pour accéder au salut. Ils posaient donc qu’il existe, en matière spirituelle, une objectivité des actes indépendante de l’intention subjective. Mais une telle position est-elle défendable face à des Occidentaux qui bricolent leurs univers mentaux et culturels de manière plus ou moins articulée et continue au cours de leur vie, qui passent plus ou moins leur temps à vivre au deuxième, au troisième ou au énième degré, et qui décident en fonction des circonstances quels sont les sujets et propos et actes à prendre au premier degré ? Et, malheur sur malheur, les catholiques dénonçant la libre manipulation de ce qu’ils estiment être leurs symboles exclusifs ne peuvent même pas exciper d’une appropriation culturelle. Ils devraient alors assumer pleinement leur situation de minorité, l’exculturation totale du christianisme et se poser comme victimes. Or, ce n’est pas compatible avec leur argument que le christianisme demeure indispensable à l’Occident, ni avec la compréhension qu’on se fait majoritairement de leur place et influence dans la société. Il ne leur reste donc qu’à penser qu’en proposant une alternative qu’ils jugent lumineuse et pacifiante à la manipulation ludico-culturelle des signes chrétiens, ils seront crédibles et audibles.
Bref, l’espoir fait vivre, car, à voir l’état des choses, la manipulation sans limites des références chrétiennes a encore de beaux jours devant elle.