À qui se demande quelle pourrait être la prochaine étape, alors qu’après la gravure de l’avortement dans la Constitution s’enclenche le processus de banalisation de la liquidation "fraternelle" des incurables, une gouttelette d’info entrevue dans le tsunami médiatique quotidien fournit une réponse : c’est l’«humusation" !
Ce néologisme désigne le processus par lequel le corps d’une personne décédée est transformé en compost écologiquement vertueux. Un sénateur du Rhône (et médecin) vient de réclamer une loi autorisant cette pratique. Une députée de l’Isère (et vice-présidente de l’Assemblée nationale) avait demandé, il y a un peu plus d’un an, que cela soit au moins expérimenté. Cela est déjà admis, paraît-il, dans plusieurs États américains, dont la Californie.
De l’inhumation à l’"humusation" en passant par la crémation
La législation valide chez nous, depuis des temps immémoriaux, l’inhumation dans un cimetière, et la crémation est admise depuis 1887. Celle-ci est de plus en plus populaire, parce que prétendument plus économique, à la fois en coûts et pour l’environnement. L’Église la tolère depuis 1963 (décret du Saint-Office) tout en stipulant des conditions et en la déconseillant même. Le judaïsme, le christianisme orthodoxe et l’islam y sont en revanche fermement opposés, ainsi que le confucianisme. Mais (comme chacun sait) les bûchers funéraires font partie intégrante du bouddhisme, de l’hindouisme et du shintoïsme.
L’incinération de la dépouille d’un défunt n’a pas, en Occident déchristianisé, que des justifications pragmatiques. Elle reflète aussi l’idée qu’après la mort, il n’y a plus rien. C’est ce qu’illustre la dispersion des cendres ou l’embarras de l’entreposage de l’urne les contenant. Mais il y a désormais la solution de l’«humusation", financièrement et écologiquement encore plus avantageuse : il s’agit d’une "réduction organique naturelle". Le corps est placé dans un caisson réutilisable et ventilé, avec des copeaux de bois, de la luzerne et de la paille. Il se décompose en quelques mois pour donner, raconte-t-on, près d’un mètre cube d’excellent engrais dont les héritiers peuvent faire profiter leur jardin ou leurs plantes en pot.
"Terramation" et "aquamation"
Une autre formule est l’«aquamation". Le mot est encore moins élégant que "humusation", dont la racine est "humus" — par définition, terre provenant de la décomposition de végétaux — et qui a ainsi au moins le mérite de nier effrontément qu’il s’agit à l’origine de chair. Le "m" après aqua (eau en latin), et avant la terminaison "ation" indiquant qu’il y a là un acte ayant un effet, est ici arbitraire, introduit vraisemblablement pour rimer avec "inhumation" ou "crémation" (du latin cremare : brûler). On retrouve ce "m" abusif dans "terramation", qui est parfois proposé à la place de "humusation".
L’"aquamation" a été employée, à sa demande dit-on, pour Mgr Desmond Tutu, archevêque anglican sud-africain, militant contre l’apartheid et pour la réconciliation, lors de ses obsèques début 2022. Ce procédé consiste à placer le corps dans une solution alcaline légèrement chauffée, où il est dissous en quelques heures. Le liquide obtenu de la sorte serait, lui aussi, d’une belle efficacité pour fertiliser le sol de plantations aussi bien de réconfort sentimental qu’alimentaires. L’"aquamation" est déjà légale en Australie et au Canada.
Dans le prolongement de l’euthanasie
Quiconque a deux sous de culture, ou simplement de mémoire, reconnaîtra là une des caractéristiques du Meilleur des Mondes imaginé par Aldous Huxley il y a déjà près d’un siècle (en 1932). Les morts y sont recyclés en engrais, parce que c’est la solution la plus rationnelle : pas de déchets polluants abandonnés dans la nature, et l’investissement requis est rentabilisé par l’usage fécond du produit fabriqué à partir d’une matière première à la fois disponible et autrement non demandée, si bien que nul n’y perd rien et tout le monde y gagne. La finalité technologique évacue toute portée de rite funéraire propre à l’espèce humaine.
Ceci n’est toutefois que l’ultime maillon d’une chaîne qu’il vaut la peine de remonter. S’il est normal de transformer les cadavres en compost, c’est parce que ce l’est déjà de mourir de façon planifiée, sereinement, sans drame. Autrement dit, tout le monde est euthanasié. Un conditionnement scientifique depuis la conception et des psychotropes évitent toute angoisse ou révolte. Chacun reste en pleine forme jusqu’à son obsolescence programmée et est alors "mis hors service" sans du tout souffrir, au milieu de petits enfants qui jouent et apprennent là qu’ils auront plus tard eux aussi la chance de rester (sans effort !) utiles à la société.
L’amour libre obligatoire et stérile
Personne ne regrette de voir "partir" ceux qui décèdent ainsi : ils n’ont pas de famille. Les mots "père" et "mère" sont devenus d’impardonnables obscénités, car tous les humains sont générés chimiquement dans des éprouvettes, en qualités (physiques et intellectuelles, charme personnel, etc.) et quantités prédéterminées par les besoins à terme de l’économie. L’élevage et l’éducation sont assurés par les services de l’État mondial qui est également l’unique employeur. Comme la sexualité est constitutive et irrépressible, elle est obligatoire dès le plus jeune âge et jusqu’au bout, mais il est malsain de s’attacher à un partenaire : ce serait retomber dans une de ces servitudes dont l’humanité a enfin réussi à s’affranchir.
On remonte ainsi du compostage des morts à un consentement préalable à l’euthanasie. On voit alors que c’est l’aboutissement d’une vie de producteur-consommateur docile et comblé, non encombré d’une progéniture ni d’ascendants vieillissants. Les récréations sexuelles, où le pire des "péchés" serait le mariage, sont non facultatives puisque hygiéniques, et garanties infécondes : plus de risque de grossesse, même désirée. Et tout cela sous le contrôle d’un pouvoir absolu dont la bienveillante omniscience ne saurait être mise en doute.
Du compostage à la résurrection
Nous n’en sommes évidemment pas encore là. Mais on peut dire que nos contemporains en prennent parfois le chemin. Cependant, la dystopie d’Aldous Huxley n’est pas une prévision, et sa mise en garde ne vise pas à faire peur. C’est, bien plus que la présentation d’un monde implacable, avant tout un roman. L’intrigue montre que le système qui régit cet univers soi-disant parfait a des failles, qu’un conformisme universel est impossible, que des frustrations subsistent toujours et s’exacerbent fatalement. Le message est finalement peut-être qu’aucune rationalité, si puissante soit-elle, ne peut instaurer le bonheur sur terre sous un ciel vide.
Le Meilleur des mondes décrit donc l’échec d’une logique qui s’infiltre parmi nous et gagne du terrain. Mais l’avènement d’un gouvernement planétaire totalitaire qui, en couronnement de toute sa politique dictée par une écrasante supériorité technologique, rendrait l’avortement aussi archaïque que le mariage et imposerait le compostage des morts, cela n’est pas encore en vue et ne pourra se mettre en place que localement et temporairement. Car les manières de raisonner et régenter la vie ont au contraire tendance au XXIe siècle à se démultiplier et s’affronter sans merci, chacune se prétendant la meilleure ou la seule valable et aucune n’étant infaillible. Plutôt que de s’y résigner, on peut prêter attention à un autre discours agissant, venu d’«ailleurs", tenu il y a environ 2000 ans par un certain Jésus de Nazareth et inépuisablement performant. Il dit que la vie qui s’offre totalement sans peur de se perdre débouche, au-delà de la mort, non sur un compostage, mais sur la résurrection.