La dévotion au Sacré-Cœur prend sa source le Jeudi saint, pendant la Cène, quand Jean repose sa tête sur le cœur du Christ. Quelque heure plus tard, l’apôtre voit ce divin cœur transpercé par la lance du soldat romain, le sang et l’eau en jaillir. Présente depuis les origines du christianisme, cette dévotion s’épanouit progressivement pendant le Moyen Âge. Mais c’est sainte Marguerite-Marie, à Paray-le-Monial, qui devient, au XVIIe siècle, la grande missionnaire du Cœur Sacré de Jésus.
En 1914, la dévotion au Sacré-Cœur est bien connue, grâce à la fête du Sacré-Cœur instituée en France depuis presque deux siècles, grâce aussi à l’érection de la basilique de Montmartre. En raison des tourments liés à la guerre, les catholiques de France cherchent refuge et consolation auprès du Sacré-Cœur et de ses promesses. Deux demandes du Christ n’ont pas encore été honorées : l’apposition du Sacré-Cœur sur le drapeau national et la consécration du pays par l’autorité civile.
Insigne, képi, fanion…
À partir de 1915, la dévotion se diffuse particulièrement sur le front, auprès des soldats. L’engouement pour le Sacré-Cœur brodé sur le drapeau français est immense. Le couvent de Paray-le-Monial et la basilique de Montmartre envoient gratuitement des petits drapeaux en tissu à tous ceux qui le demandent. Différents formats existent : l’insigne, petit rectangle qui peut être cousu sur le képi ou sur la veste ; le fanion, étendard de 19x18cm, et enfin le drapeau.
Dans son ouvrage de référence sur le Sacré-Cœur, Alain Denizot recense les actions de promotion mise en place par l’Œuvre des Insignes du Sacré-Cœur. Cette organisation lyonnaise distribue à elle seule pendant toute la durée de la guerre 12 millions d’insignes, un peu plus de 1,5 million de fanions, 375.000 scapulaires et 32.425 drapeaux. À ces chiffres énormes, il faut rajouter les insignes cousus par les autres couvents et organismes de piété, et par tous les particuliers.
Le soldat catholique prend vite conscience de l’urgence d’affermir et d’affirmer sa foi.
L’Œuvre des Insignes du Sacré-Cœur a conservé les lettres des soldats qui demandent des insignes et relatent les protections dont ils ont bénéficié, eux ou leurs camarades. Dans son ouvrage, Alain Denizot retranscrit plusieurs de ces émouvants témoignages. On y découvre que les insignes s’envoient par centaines sur le front. L’un des soldats en souhaite encore davantage, bien qu’il en ait déjà distribué plus de 700 ; il explique que tous ses camarades en veulent : "chaque jour on m’en réclame".
De nombreux soldats se donnent ainsi pour mission de diffuser le Sacré-Cœur. Ils sont heureux et fiers de faire connaître cette dévotion qui manifeste la volonté de se mettre sous la protection du Christ, et de lui témoigner une confiance absolue. Au front, où la vie est en danger quotidiennement, il n’est plus temps de tergiverser, mais bien plutôt d’aller à l’essentiel. La gêne et le respect humain n’ont plus cours, le soldat catholique prend vite conscience de l’urgence d’affermir et d’affirmer sa foi. Les officiers ne sont pas en reste : beaucoup d’entre eux n’hésitent pas à ajouter un drapeau français orné du Sacré-Cœur à côté du drapeau du régiment.
La France consacrée au Sacré-Coeur
Les autorités spirituelles françaises encouragent et promeuvent cette dévotion. Le 11 juin 1915, le cardinal Amette, archevêque de Paris, consacre solennellement la France au Cœur Sacré de Jésus, en présence d’évêques, de prêtres et d’élus catholiques. Il ne cherche pas à se substituer à l’autorité civile, mais, pressentant qu’elle sera déficiente dans ce domaine, il souhaite malgré tout recommander la France à Dieu.
L’acte de consécration est lu au même moment dans toutes les cathédrales et les églises de France. Décliné à la première personne du pluriel, cet acte est structuré comme une supplique à laquelle participent les fidèles par un échange de prières dialoguées. Appelé Amende honorable et consécration de la France au Sacré-Cœur de Jésus, ce texte commence par une reconnaissance de la souveraineté de Dieu sur les hommes et les États. Puis suivent des demandes de pardon pour les multiples péchés commis ; et enfin une consécration des familles et du pays, au nom de la miséricorde infinie du Christ. L’acte se termine par la prière suivante :
Cœur adorable de notre Dieu, la nation française vous implore : bénissez-la et sauvez-la ! Ô Cœur immaculée de Marie, priez pour nous le Cœur Sacré de Jésus !
Autre événement notable : la bénédiction, à Paray-le-Monial, des drapeaux de tous les pays alliés à la France. Tous ces drapeaux ont été brodés du Sacré-Cœur.
L’opposition des anticléricaux
Cependant, la dévotion au Sacré-Cœur rencontre de multiples oppositions de la part des républicains anticléricaux qui ne comprennent pas que l’ajout du Cœur de Jésus sur le drapeau français est une marque de patriotisme de la part des catholiques. En effet, cela leur permet de réconcilier leur foi avec l’amour de la patrie, à un moment où le catholicisme a été particulièrement persécuté par les représentants du pays.
L’ampleur de cette dévotion est telle que le gouvernement, englué dans un anticléricalisme primaire, réagit en 1917 par plusieurs interdictions. À sa demande, le général Pétain, commandant en chef des armées françaises, adresse le 6 août à tous les généraux d’armées une note interdisant, au nom de la laïcité, le port d’emblème religieux sur l’uniforme ou sur les drapeaux, interdisant aussi aux officiers de confier leurs unités au Sacré-Cœur. Cette note aux armées, par sa seule existence, montre l’ampleur que la dévotion au Sacré-Cœur a prise sur l’ensemble du front.
Cet attachement procédurier du gouvernement français à la "stricte neutralité religieuse" semble particulièrement malvenu à l’égard de soldats qui acceptent de faire le sacrifice de leur vie pour défendre le pays. Il est également en total décalage avec l’Angleterre qui, au même moment, distribue à ses soldats catholiques des insignes du Sacré-Cœur. L’armée italienne n’est pas en reste puisqu’elle se consacre entièrement et officiellement au Christ.
Cependant, les directives officielles ne diminuent en rien la dévotion des soldats, qui, souvent, cousent leur insigne à l’intérieur du képi ou de l’uniforme. Et, selon toute probabilité, Ferdinand Foch, le général en chef des armées alliées, consacre au Sacré-Cœur l’ensemble des armées placées sous son commandement. Cette consécration, faite en privé, eut sans doute lieu le 16 juillet 1918 dans l’église du petit village de Bombon, non loin du Quartier Général. Après la victoire, le maréchal Foch, reconnaissant, offrit à saint Martin, l’apôtre des Gaules fêté le 11 novembre, un ex-voto portant le drapeau français orné du Sacré-Cœur de Jésus. Cet ex-voto est toujours visible dans la basilique Saint-Martin à Tours.