J'ai fait partie avec ma femme du millier de personnes présentes sur la place des Héros à Arras pour assister sur un grand écran aux funérailles de Dominique Bernard. La ferveur et l'émotion eurent raison des foucades du vent et de la pluie. Cette foule de poitrines serrant sur elles une rose blanche restera un sublime témoignage de la fragilité humaine capable de s'unir pour faire corps contre la cruauté humaine.
Dans notre société de communication virtualisée, où l'incarnation bat de l'aile, il est bon, il est sain, il est indispensable de crever sa bulle numérique pour aller vivre au dehors des communions humaines réelles et fortes. Pour éprouver charnellement, dans un coude-à-coude fraternel, que nous sommes les uns les autres faits du même bois fragile, noble et sensible : « Je crois aux hommes et aux femmes sensibles... » Ces mots d'un auteur anonyme choisis par la famille du professeur assassiné pour illustrer ses convictions humanistes, ont résonné lentement dans la cathédrale et sur la place des Héros ; un peu comme s'ils versaient un baume aromatisé sur un grand corps brutalisé, blessé...
Une foi humaniste
Dans son homélie, l'évêque d'Arras évoqua avec délicatesse la distance prise par Dominique Bernard avec l'Église catholique dans laquelle il avait été baptisé et avait grandi. Les références musicales et littéraires qui ont colorié la cérémonie de ses obsèques, mirent au grand jour sa foi discrète et profonde en l'homme, en la liberté et la beauté. Sa foi humaniste était éclairée par un idéal qui au fond n'était ni éloigné ni distinct de la foi chrétienne. La seule différence significative, rappelée par Mgr Olivier Leborgne dans sa méditation de l'épître de saint Paul (1 Co, 1-13), est que l'espérance chrétienne résulte d'une rencontre personnelle, foudroyante et régénérante avec le Christ, dont le visage illumine son pèlerinage.
Les mots de la foi catholique et ceux de la foi laïque de Dominique Bernard prononcés par ses proches, se sont ainsi comme écoutés et respectés mutuellement sous les voûtes altières et imposantes de la cathédrale d'Arras. Les cantiques, les lectures et les rites liturgiques des funérailles chrétiennes ont cheminé avec de la poésie et de la musique profanes, comme le magnifique adagietto de la cinquième symphonie de Gustav Mahler, l'émouvante musique du film de Visconti, Mort à Venise, qui accompagna la procession du cercueil à la fin de la célébration.
Se donner soi-même
Auparavant, l'assemblée avait entonné la version chantée du célèbre poème de Thérèse de Lisieux, Aimer c'est tout donner et se donner soi-même. Le Pape vient de lui consacrer une exhortation apostolique pour le 150e anniversaire de sa naissance. Il souligne comment les extraordinaires authenticité et confiance témoignées par Thérèse émanaient de sa certitude increvable d'être aimée à la folie par le Christ. Malgré ses infirmités morales, psychologiques et physiques, elle se savait être l'objet d'un amour torride venant de Quelqu'un. Quelqu'un qui l'empêchait de se haïr elle-même et de haïr les autres. Quelqu'un capable de l'emmener vers des pâturages inconnus et où elle ne serait pas allée de son propre chef. Ainsi à la fin de sa vie, quand sa foi fut mise à rude épreuve, rappelle François, elle se sentit « sœur des athées », en relation étroite et directe avec l'athéisme de son époque : « Je me suis assise à la table de pêcheurs » raconte-t-elle.
Qui récusera l'idée que Dominique Bernard a lui aussi tout donné et s'est donné lui-même ?
Qui récusera l'idée que Dominique Bernard a lui aussi tout donné et s'est donné lui-même ? Il a été assassiné par un terroriste parce qu'il était un professeur. Il incarnait la transmission des savoirs et l'ouverture d'esprit, deux crimes immondes pour des barbares assoiffés de haine et de sang. Cet amoureux de Gracq, de Van Gogh et de Bach a donné sa vie par amour de ses élèves, de la culture et de la beauté. Cette beauté, affirmait Dostoïevski, qui « sauvera le monde » et dont a confié sa famille, Dominique voulait couronner chaque instant de sa vie et de celle des siens.
S’attabler à la même table
Et si en ces heures troublées et douloureuses pour notre nation et notre monde, l'Esprit, dont nul ne sait « d'où il vient ni où il va » (Jn 3, 8), voulait inciter les chrétiens à faire comme Thérèse : à s'attabler plus souvent avec des laïcs de bonne volonté ? Ils n'ont rien à craindre en s'asseyant à cette table même s'ils n'y trouveront ni missel ni rosaire, mais plutôt des œuvres d'auteurs profanes. Mais s'ils sont vraiment poussés par l'amour du Christ, alors ils seront forts dans leur authenticité, vrais dans la réciprocité de leurs relations.
Car l'amour qui vient du Christ, témoigne saint Paul, le désarmé du chemin de Damas, libère de la peur, de la violence et de l'orgueil. Il est décapant et remet à jour la vérité nue de chacun. Quelle est-elle ? Nous sommes tous des « êtres sensibles », insufflés par des inspirations diverses, mais tous formés par la même glaise faite d'eau et de boue. Le miracle de l'amour, on le voit dans les vies offertes de Thérèse de Lisieux et de Dominique Bernard, c'est que des flaques de boue peuvent parfois refléter la lumière. Sous les rayons du soleil. Et briller ensemble, côte-à-côte et à l'unisson, comme le 19 octobre 2023 à Arras, autour du cercueil d'un professeur de lettres tombé au champ d'amour.