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Dieu tisse les rencontres humaines et Il ne cesse de surprendre par l’extraordinaire variété des fils qui s’entrecroisent, comme dans ces chasubles brodées par les religieuses contemplatives jusqu’à une époque récente et hélas disparue. Les face-à-face qui s’instaurent ainsi sont parfois détonants, tant les personnes en présence semblent appartenir à des mondes étrangers et opposés. Une de ces relations spirituelles est celle entre Paul Claudel, l’écrivain diplomate, et sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face, la petite carmélite de Lisieux.
Jamais ils ne se rencontrèrent physiquement, mais la religieuse fit irruption dans la vie de Claudel en 1921, quelque temps après sa canonisation, alors que le nouvel ambassadeur se dirigeait vers son poste au Japon, passant notamment par l’Indochine. Un des enfants de Claudel, Henri, est gravement malade. À Hanoï, Paul Claudel rend visite à une carmélite qu’il connaît, Mère de l’Enfant-Jésus, qui lui porte une affection profonde. Elle lui donne des reliques de sainte Thérèse et l’invite à les envoyer en France à son fils souffrant. L’écrivain note dans son Journal : "Elle [sainte Thérèse] peut faire un miracle. Si elle le fait, j’écrirai quelque chose sur elle et je ferai un pèlerinage à Lisieux."(Cahier IV, 1 novembre 1921).
En fonction de l’univers entier
Double promesse tenue car Henri guérit. Claudel, trente ans plus tard, publia Trois figures saintes pour le temps actuel, admirable texte sur Charles de Foucauld — qu’il avait également découvert en 1921 à la lecture de sa biographie par René Bazin, sainte Thérèse de Lisieux et Ève Lavallière, cette comédienne convertie qui mourra sous la bure franciscaine. Un lien particulier unit Paul Claudel, Thérèse Martin et Charles de Foucauld : tous trois furent retournés d’une manière ou d’une autre par Notre Seigneur durant une nuit de Noël. Le grand Paul écrit : "Sainte Thérèse de Lisieux est la contrepartie du frère Charles. Tous les deux vivent en fonction, non pas d’une tâche spéciale, mais de l’univers entier. Tous les deux ont reçu une vocation catholique. Tous les deux ont entendu cette voix qui leur dit : Circumspice Jerusalem !".
Le diplomate qui ne cessa de bouger aux quatre points cardinaux s’incline devant la carmélite prisonnière de l’amour divin, immobile et pourtant partout présente et missionnaire.
Le diplomate qui ne cessa de bouger aux quatre points cardinaux s’incline devant la carmélite prisonnière de l’amour divin, immobile et pourtant partout présente et missionnaire : "Thérèse ne bouge pas. Elle est sous le pressoir. C’est l’univers entier qui est le pressoir. Et cette incarcérée au plus étroit de la clôture et de la règle, l’Église en a fait la patronne des Missions. C’est l’univers entier qui exerce pression sur elle pour lui demander son sang et qui a besoin de ce foyer embrasé pour y consumer ses ténèbres en odeur de suavité. Elle ne bouge pas, elle ne peut pas bouger, comment échapperait-elle au profit de A ou de B, cette captivité géométrique, à ce devoir à l’égard de tout ? Ou, si j’ose employer une image plus audacieuse, elle est comme un abcès de fixation sur ce corps malade de l’Humanité, malade, malade de Dieu, à qui elle soutire son inflammation..."
Sainte Thérèse s’efface en portant le monde par sa souffrance acceptée. Elle prépare les âmes à la Grande Guerre et ce n’est pas par hasard si elle fut la sœur consolante de tant de poilus jusque dans la mort. Le poète note : "Thérèse n’est pas une conquérante. Elle sait que Dieu ne lui a pas donné beaucoup de temps à vivre, et chaque minute de ce temps, il faut qu’elle apprenne à en extraire, comme dit le poète, l’or, le suc. La guerre va venir bientôt, et il y aura tant de pauvres gens, pas plus vieux qu’elle, qui mourront sans savoir ce qu’ils font ! Elle, sait. Elle a demandé à Dieu, en cette rapide vie qui passe, de ne jamais se passer de Lui." Claudel souligne à juste titre que Thérèse passe sa vie dans un désert qui est semblable à celui de Charles, même s’il n’en a pas les mêmes contours. La petite carmélite fut dépouillée tout autant que l’apôtre du Sahara. Notre Seigneur le Christ parle :
Et la France, en particulier
Thérèse est "ce petit pépin noir dans son étroite cellule", belle image de l’écrivain qui dit tout de cette vocation où la mortification devient graine pour des moissons abondantes. Et la France en a bien besoin, depuis si longtemps, et plus que jamais, et pour l’avenir qui se précipite sur elle à grand galop du cheval d’Attila !
Sainte Thérèse a sa spécialité et elle s’y range, comme Charles de Foucauld a la sienne et s’y tient. Claudel, toujours inspiré, reconnaît l’une et l’autre : "Que Votre Règne arrive ! dit le frère Charles à Mon oreille droite ! Que Votre Volonté soit faite ! dit Thérèse à Mon oreille gauche. Ni l’un ni l’autre avec une résignation toute prête, J’ai entendu. Je ne suis pas sourd, dit Dieu."
Faire la volonté du Père
Dieu n’est pas sourd et Il entend ceux qui, comme sainte Thérèse, ne cessent de Lui parler, y compris dans la nuit. En revanche, le niveau de surdité de l’humanité a atteint des sommets, ou plutôt des abîmes, d’où la nécessité, l’urgence, de s’appuyer sur des intercesseurs de la trempe de cette humble religieuse :
Le monde qui se détourne de cette Volonté ne peut que perdre pied et nous entraîner à sa suite dans les abysses. Craquements et catastrophes se succèdent et l’homme fait semblant de ne pas comprendre. Grâce à Dieu, une simple carmélite retarde un nouveau déluge, mais la guerre totale ne connaît pas de répit : "Et alors je vis un ange debout dans le soleil, il cria d’une voix forte en disant à tous les oiseaux qui volaient par le milieu de l’air : Venez et assemblez-vous pour le grand souper de Dieu. Pour manger les chairs des rois et celles des tribuns et celles des forts et celles des chevaux et celles de ceux qui sont dessus et les chairs de tous les hommes, libres et esclaves, petits et grands. Et je vis la bête et les rois de la terre et leurs armées assemblées pour faire la guerre à Celui qui était assis sur le cheval et à son armée" (Ap 19, 17-19). Le sacrifice agréé de Thérèse Martin gagne encore la bataille. Le grand poète, couvert d’honneurs et de charges, s’incline devant la petitesse qui devient démesure pour la gloire de Dieu.