Le père Grégoire Froissart, prêtre du diocèse de Paris, enseignant au Collège des Bernardins, est l’auteur d’une thèse de théologie sur la notion d’imago Dei chez Thomas d’Aquin. Interrogé par Geoffroy Battin de l’Institut thomiste de Paris, il explique aux lecteurs de Aleteia comment la philosophie nous aide à comprendre le sens de l’« image de Dieu » tel que la Genèse en parle. Si Dieu a créé tous les hommes à son image, il les a créés pour qu’ils renouvellent cette image en eux, avec la coopération de leur propre liberté.
Aleteia : Que nous apporte la notion de l’homme « image de Dieu » (Imago Dei) ? En quoi précise-t-elle le lien de l'homme à Dieu ?
Père Grégoire Froissart : La première chose que nous apprend la Bible au sujet de l’homme, c’est le regard porté par Dieu sur lui : "Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image”" (Gn 1, 26). Par ce texte, nous apprenons que l’homme est créé par Dieu pour lui ressembler d’une manière particulière, parce que la Bible n’appelle aucune autre créature « l’image » de Dieu. Le texte biblique nous fait même entrer dans les pensées intimes des trois personnes divines, qu’il nous présente comme discutant entre elles ("faisons") pour nous révéler que la vocation ultime de l’homme est de leur ressembler.
Si la Bible enseigne que "l’homme" est l’image de Dieu, n’est-ce pas pour faire appel à toutes les vérités que l’homme a déjà été capable de découvrir par lui-même à son propre sujet ?
Cette notion d’image de Dieu n'est pas nouvelle dans la théologie. Quel traitement spécifique saint Thomas d’Aquin en fait-il ?
Dès l’époque des Pères de l’Église, l’affirmation que l’homme est "l’image de Dieu" n’est pas passée inaperçue, mais elle a été reçue comme étant d’une extrême importance pour comprendre ce qu’est l’homme. Plusieurs siècles après, la scolastique médiévale, à laquelle appartient Thomas d’Aquin, a synthétisé et approfondi les richesses de cette tradition. Thomas d’Aquin se démarque des autres auteurs de ce courant de pensée, par une plus grande ouverture à la tradition philosophique non-chrétienne, principalement représentée à son époque par Aristote. En accueillant plus largement les réflexions de ce dernier sur l’homme, Thomas ne veut pas édulcorer la révélation divine, mais au contraire lui être davantage fidèle. En effet, si la Bible enseigne que "l’homme" est l’image de Dieu, n’est-ce pas pour faire appel à toutes les vérités que l’homme a déjà été capable de découvrir par lui-même à son propre sujet ?
Vous dites que St Thomas a fait appel à la philosophie non-chrétienne. Quelle est la différence entre la théologie et la philosophie ? On a beaucoup tendance à confondre les deux...
La philosophie et la théologie (chrétienne) sont des discours procédant de principes de connaissance distincts. La philosophie est fondée sur la raison ; la théologie, sur le don surnaturel de la foi. Cette distinction n’implique pourtant pas de séparation : la théologie a besoin du génie de la philosophie pour transmettre intelligiblement le message de la foi ; quant à la philosophie, tout en gardant son autonomie, elle est stimulée et éventuellement purifiée par les vérités manifestées par la théologie. Jusqu’à un certain point, la philosophie peut connaître Dieu et discerner dans l’homme son image ; mais seule la théologie peut appeler Dieu la Trinité et affirmer que son image se renouvelle dans l’homme par le don de la grâce.
L’image de Dieu désigne deux réalités distinctes et complémentaires.
"Image de Dieu", cela paraît presque un décalque... Dieu voulait-il des "copies conformes" ?
Vous posez la question de notre liberté face au projet de Dieu concernant les hommes. L’image de Dieu désigne deux réalités distinctes et complémentaires. Elle est d’abord la dignité commune à tout homme, qui découle du simple fait d’exister dans la nature humaine, et qui est donc indépendante de notre volonté. C’est en vertu de cette dignité que nous sommes des êtres libres, comme Dieu lui-même est libre. Mais Dieu veut que cette image se renouvelle en nous, sous l’action de sa grâce et avec la coopération de notre liberté, pour devenir la manifestation de sa propre vie. Cette seconde image, qui est propre aux saints, consiste à représenter les processions des personnes divines par nos actes spirituels de connaissance et d’amour de Dieu. Elle s’ajoute à l’image commune et lui est incomparablement supérieure, tout en n’étant pourtant elle-même qu’une ressemblance très lointaine de Dieu, dont la perfection est infinie.
Le développement des sciences humaines et de l'anthropologie aujourd'hui tend à relever davantage les différences sociales et culturelles entre les hommes et les peuples plus que leur unité. Avec ce refus de l'universalité, peut-on dire qu'un discours de sagesse sur l'homme a encore sa place ? Une telle prétention est-elle encore audible pour nos contemporains ?
Nous regardons d’abord les gens selon ce qui frappe notre sensibilité et notre imagination : sexe, origine géographique, histoire, statut social, etc. L’affirmation que l’homme est l’image de Dieu est une invitation à ne pas nous en tenir à ces différences, mais à poser un regard sur ce qui fait leur dignité commune. Cette dignité, c’est d’avoir chacun une âme spirituelle, capable d’entrer librement en relation avec Dieu. Poser un tel regard ne nous est pas facile, car c’est un regard d’ordre métaphysique ; mais c’est le seul regard qui nous empêche efficacement de mépriser la dignité de quiconque et qui nous permet de découvrir le sens de chaque réalité humaine singulière.
Propos recueillis par Geoffroy Battin.