Victor Hugo, dans son fameux livre Notre-Dame de Paris, écrivait : « Au Moyen Âge, le genre humain n’a rien pensé d’important qu’il ne l’ait écrit en pierre. » Si l’on poursuit cette réflexion, nous pourrions affirmer que les cathédrales sont de véritables livres ouverts. Le grand historien de l’art, Émile Mâle, écrivait ainsi : « C’est à Chartres que ce caractère encyclopédique de l’art du Moyen Âge est le mieux marqué […]. La cathédrale de Chartres est la pensée même du Moyen Âge devenue visible ; il n’y manque rien d’essentiel. Ses dix mille personnages peints ou sculptés font un ensemble unique en Europe ».
Pourtant, et au risque de bouleverser une idée reçue, les cathédrales n’ont jamais eu de fonction pédagogique. L’origine de cette erreur de perception vient du pape Grégoire le Grand qui, au tournant des VIe et VIIe siècles, semble vouloir assigner un rôle aux images. En effet, en l’an 604, Grégoire répond à l’évêque de Marseille qui avait sollicité son avis après avoir fait retirer toutes les images des édifices. Le but de cet évêque était d’éviter que les fidèles sombrent dans l’idolâtrie. Le pape le corrige alors en écrivant dans une lettre : « Les images doivent être placées dans les églises, afin que ceux qui ne savent pas les lettres lisent toutefois en regardant sur les parois ce qu’ils ne peuvent pas lire dans les livres. » D’où l’expression de « Bible des illettrés ».
Même si le Moyen Âge n’est pas la période obscure que la Renaissance et le XIXe siècle ont décrit, la majorité de la population restait peu instruite, même sur le plan religieux.
Pourtant, à l’époque et dans les siècles suivants, le mot même de pédagogie n’existe pas. L’utiliser pour la période est donc un anachronisme. Ensuite, vous avez beau avoir une connaissance générale de la Bible, reconnaître l’ensemble des statues sur le tympan des cathédrales ou les scènes représentées sur les vitraux relève de l’exploit, en dehors naturellement de quelques figures (La vie du Christ, la Vierge Marie…). La profusion de l’image décourage donc même le plus zélé. Ce que soulignait l’historien Jean Wirth : « Le problème est davantage celui de la surabondance d’images qui risquent de décourager les meilleures volontés. » Enfin, même si le Moyen Âge n’est pas la période obscure que la Renaissance et le XIXe siècle ont décrit, la majorité de la population restait peu instruite, même sur le plan religieux.
La question est donc de savoir pourquoi l’Église a souhaité représenter sous forme de sculptures, de peintures ou bien de verres colorés des milliers de personnages ? Nous avons un début de réponse en reprenant Émile Mâle qui écrivait : « L’art appartient au peintre, l’ordonnance et la disposition appartiennent aux Pères (de l’Église, ndlr). »
L’ensemble de ces personnages qui peuplent les façades et les vitraux des cathédrales est tourné vers le divin et plus précisément vers l’autel et la présence réelle.
Ainsi, l’artiste, contrairement à ce que croyait Victor Hugo, n’était donc pas libre dans sa création : il obéissait à des principes définis par les clercs qui les payaient dans ce but. Or ces principes renvoyaient à une théologie et donc au sacré lui-même. La présence des images n’avait donc pas pour objectif de s’adresser au fidèle mais bien à Dieu. On se souvient que, dans les années 1960, des intellectuels catholiques boudaient cette époque médiévale qui avait produit tant de cultes autour des saints. Ils voyaient là l’expression d’une idolâtrie, comme notre évêque de Marseille sous le pontificat de Grégoire le Grand. Or, l’agencement et le décor des cathédrales nous disent exactement le contraire. L’ensemble de ces personnages qui peuplent les façades et les vitraux des cathédrales est tourné vers le divin et plus précisément vers l’autel et la présence réelle.
Tout comme le chant liturgique doit élever l’âme vers Dieu et ne pas être écouté pour lui-même, l’image et les statues ont pour fonction de préfigurer l’au-delà et le paradis céleste peuplés… de saints. Toutes ces représentations invitent donc les fidèles non pas « à apprendre » mais à les suivre dans un pèlerinage terrestre autour du mystère de l’incarnation. C’est pourquoi, « dans la cathédrale tout entière, écrit toujours Émile Mâle, on sent la certitude et la foi, nulle part le doute ».
L’Art religieux du XIIIe siècle en France par Emile Mâle, Klincksieck, 2021