Nicodème fait trois apparitions dans l’Évangile de Jean, chaque fois la veille d’une fête juive, toujours à Jérusalem : la Pâque (Jn 3), la fête des Tentes (Jn 7), la Pâque encore (Jn 19). Sa première intervention se déroule pendant la nuit, les deux suivantes ont lieu au grand jour. Autrement dit, Nicodème passe des ténèbres à la lumière, et parvient progressivement à accomplir vraiment la Pâque telle que Jésus veut lui enseigner. C’est le chemin qu’il nous faut parcourir à sa suite.
Au début de son entretien avec Jésus, Nicodème est présenté comme « pharisien », « chef des Juifs », et Jésus le nomme même ironiquement : « le maître d’Israël ». Certes, il a vu les signes que Jésus accomplit, il a compris que Dieu ne pouvait y être étranger, et il qualifie Jésus de « Rabbi » et de « maître », mais son adhésion est faible. C’est le peuple juif, qu’il représente, et plus particulièrement l’élite religieuse d’Israël, les savants qui enseignent au Temple de Jérusalem du haut d’une science acquise dans les rouleaux de la Torah et auprès de maîtres prestigieux. Mais Jésus, qui vient d’expulser du Temple les marchands et les changeurs, et se présente comme le Temple nouveau, ne se laisse pas impressionner. Nicodème se croit l’élite du Temple ? Mais ce Temple est périmé. Nicodème se croit détenteur d’une science religieuse incontestable ? Il ne comprend même pas le sens des mots que Jésus lui dit et qui sont pourtant ceux mêmes de la Loi. Nicodème se croit un maître en Israël ? Il se retrouve en position d’élève, voire de cancre, face au seul vrai maître qui est Jésus.
Nicodème dans les ténèbres, c’est nous
Nicodème est venu voir Jésus de nuit. Ce n’est pas un hasard. Il est dans l’obscurité de l’ignorance alors qu’il se croit savant. L’obscurité du péché alors qu’il se croit juste. En cela, il nous ressemble et nous représente, et non plus seulement le peuple juif. Car nous sommes allés au catéchisme, où des personnes bien intentionnées nous ont expliqué qu’il fallait être gentil, que le péché n’existait pas ou si peu, et le Diable encore moins, au point qu’on ne voit plus très bien de quoi Jésus serait venu nous sauver. Comme Nicodème, nous savons ce qu’il y a à savoir si l’on veut faire partie de l’élite de l’époque, et nous croyons être exempts de tout péché. Nicodème, c’est nous. Il est en tout cas une version possible de nous-mêmes. Au terme de son premier entretien avec Jésus, Nicodème demeure dans l’obscurité. Jésus ne se prive pas d’en faire le constat : « La lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises. » Nicodème s’en va.
Avec Nicodème, il faut choisir de sortir de la nuit, c’est-à-dire nous désolidariser de ce que le monde nous propose de mensonges, de crimes, de tentations, de relativisme.
Mais Jésus a semé quelque chose dans le cœur de Nicodème. Il a prophétisé devant lui : « De même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé, afin qu’en lui tout homme qui croit ait la vie éternelle » (Jn 3, 14). Comment Nicodème aurait-il pu comprendre cette prophétie ? Peu importe, cette prophétie est en fait un rendez-vous, une convocation. Et il n’est pas très étonnant de retrouver Nicodème à la fin de l’Évangile, au pied de la Croix. Mené par l’Esprit, il a traversé la nuit de l’ignorance et du péché pour parvenir à la lumière. Il a accompli sa Pâque.
Choisir de sortir de la nuit
Afin de suivre Nicodème dans son pèlerinage, dans sa Pâque, des ténèbres à la lumière, il nous faut d’abord reconnaître l’obscurité dans laquelle nous vivons. Qui marche seul dans la nuit à la campagne, loin de tout éclairage, sait bien qu’en réalité la nuit lui est extérieure. Mais plus le temps passe, plus la nuit lui devient intérieure, s’insinue en lui comme une angoisse diffuse jusqu’à devenir oppressante. C’est là notre condition de chrétiens dans un monde qui ne l’est plus. C’était déjà le cas dans les sociétés de chrétienté, mais le phénomène s’accentue aujourd’hui : les structures de péché nous environnent, nous enveloppent et finissent par contaminer les cœurs les mieux disposés. À force de respirer l’atmosphère délétère du temps, nous suffoquons. Avec Nicodème, il faut choisir de sortir de la nuit, c’est-à-dire nous désolidariser de ce que le monde nous propose de mensonges, de crimes, de tentations, de relativisme.
Entre son premier entretien avec Jésus et son apparition au Calvaire, Nicodème a connu une conversion intérieure. Et son intervention au chapitre 7 de l’Évangile de Jean donne la clé de cette conversion : là où la foule et les pharisiens veulent faire condamner Jésus sans procès, Nicodème refuse de suivre le mouvement général et s’élève, seul, contre cette injustice. Il n’est plus le porte-parole du peuple juif ni de l’élite de Jérusalem. Il s’est découvert une âme personnelle, capable d’une réflexion originale et d’une décision libre. Dans le temps de l’Église, ce sont le baptême et la confirmation qui opèrent ce changement : la grâce nous sort de la nuit du péché et nous fait devenir des personnes à part entière.
Une parole restée dans sa mémoire
Dans son carême, alors même qu’il était encore dans la nuit, Nicodème avait reçu de Jésus une convocation mystérieuse pour le jour où le Fils de l’Homme serait élevé de terre. Il ne l’avait pas comprise, mais cette parole était restée dans sa mémoire et y avait fait son chemin. C’est souvent comme cela que la Parole de Dieu entre dans nos vies : on l’écoute ou on la lit distraitement, en tout cas sans en voir la véritable importance ; on l’oublie, parfois ; mais avec le temps et l’œuvre silencieuse de l’Esprit, elle grandit dans notre cœur jusqu’à porter du fruit. Le fait que Nicodème ait trouvé le courage de se lever seul contre tous en était un signe avant-coureur.
Au Calvaire, Nicodème accompagné de Joseph d’Arimathie prend l’initiative d’enterrer Jésus. Cela se passe au grand jour, pour ne pas violer le sabbat qui va commencer. Il apporte avec lui cent livres de myrrhe et d’aloès pour la toilette mortuaire, c’est-à-dire de quoi procurer à Jésus des funérailles royales. Ce détail montre qu’il est sorti de la nuit et qu’il a saisi que Jésus est la lumière venue dans le monde.
« Prendre » Jésus
L’itinéraire de Nicodème se lit à travers une formule du grec de l’Évangile. Lors du premier entretien, l’évangéliste déplore que Nicodème et ses pareils « ne reçoivent pas le témoignage de Jésus » (Jn 3, 11). C’est le verbe λαμβάνειν, qui signifie « prendre » ou « recevoir » selon les occurrences. Lorsque Jésus institue l’Eucharistie, il donne cette consigne : « Prenez, c’est mon corps » (Mc 14, 22). C’est encore le même verbe λαμβάνειν. Et au Calvaire, Nicodème et Joseph d’Arimathie « prirent le corps de Jésus » (Jn 19, 40). Encore et toujours λαμβάνειν. Autrement dit, l’itinéraire de Nicodème — qui est l’itinéraire chrétien et singulièrement pendant le carême — est celui qui mène du refus de recevoir en profondeur le témoignage du Christ à la réception dans la foi du corps du Christ. Au calvaire, Nicodème a accueilli le corps du Sauveur dans ses bras et sur son cœur. Au calvaire, mystérieusement, il a reçu l’eucharistie pour la première fois. Il s’est levé comme un homme libre, et il est passé des ténèbres à la lumière. C’est la Croix du Christ qui ouvre le passage, et qui fait entrer dans la vie éternelle. Avec Nicodème, entrons dans la véritable Pâque.