Le premier empereur des Français peut être vu comme un héros antique égaré à l’aube de la Modernité. Son enracinement dans un passé préchrétien suggère que la gloire ne compense pas l’absence de vision et ne répond pas au besoin d’espérance.Napoléon est mort à Sainte-Hélène, comme nul ne l’ignore, et puisque ce fut le 5 mai 1821, on s’interroge ces temps-ci sur l’opportunité d’en marquer le bicentenaire, parce que le personnage suscite encore des sentiments contradictoires, qui vont du culte à la répudiation. D’un côté, on retient le génie militaire, dont la maîtrise du verbe et de l’image a transformé les campagnes en épopée, ainsi que l’homme d’État, créateur d’institutions durables (du Code civil aux lycées en passant par la Banque de France). En face, on ne voit que le tyran qui a fait de la guerre un moyen ordinaire de sa politique et a finalement échoué. Il est permis de se demander si, au lieu d’être de son temps ou en avance, il n’aurait pas en fait été en retard.
Qu’est-il allé faire en Égypte ?
Un épisode à première vue ahurissant de la carrière de Napoléon Bonaparte suscite cette hypothèse : son expédition en Égypte en 1798-1799. Qu’a-t-il bien pu aller chercher là-bas ? À Paris, on voulait renvoyer au loin l’un peu trop entreprenant général qui avait conquis le nord de l’Italie. Le prétexte était de couper à l’ennemi britannique la route des Indes. Mais le canal de Suez n’existait pas encore et il n’y avait pas d’avantages économiques à espérer, ni de projet de colonisation. Stratégiquement, l’Empire turc, qui (avec le russe) contrôlait l’accès terrestre à l’Asie et incluait théoriquement l’embouchure du Nil, ne menaçait pas plus la France républicaine que les mamelouks au pouvoir au Caire depuis le XIIIe siècle.
Il modifie aussi son look : il fait couper ses cheveux qui, jusqu’à sa prise du pouvoir fin 1799, lui couvraient les oreilles, pour apparaître désormais sobrement coiffé court et rasé de près — en copie de l’empereur Auguste sur tous ses portraits.
Ce qui, peut-on conjecturer, pousse Bonaparte dans cette aventure, c’est l’ambition de marcher sur les traces d’Alexandre le Grand et de Jules César. Ils sont l’un et l’autre allés en Égypte. Le Macédonien à la tête de Grecs y a fondé une ville à laquelle il a donné son nom et qui est devenue une capitale commerciale et culturelle. Le Corse commandant des Français peut en faire autant, et il entend être aussi noble et glorieux que le Romain qui a puni l’assassinat par traîtrise de son rival Pompée et conquis Cléopâtre. De même que ses deux illustres prédécesseurs ne se sont pas attardés en Égypte, Bonaparte y reste à peine plus d’un an et retourne prendre le pouvoir à Paris comme César à Rome, avant de repartir en campagne en Europe comme Alexandre en Orient.
Le modèle romain
Le jeune élève-officier sous Louis XVI a été formé par des maîtres persuadés, comme tous leurs contemporains cultivés, qu’aucune civilisation n’avait été ni ne serait jamais plus belle que celle de Rome, qui avait vaincu Carthage et assimilé les richesses de l’hellénisme, lequel s’était montré supérieur aux empires mésopotamiens qui avaient inventé l’écriture, tout en leur empruntant certains mythes. Lorsque Bonaparte harangue ses troupes avant de partir pour l’Égypte, il leur donne en exemple les légions romaines : après les avoir imitées en défendant puis repoussant les frontières, il faut à présent les égaler en allant combattre de l’autre côté de la Méditerranée. Et il promet qu’à son retour, « chaque soldat aura de quoi acheter six arpents de terre », exactement comme les vétérans de César pouvaient se reconvertir en cultivateurs.
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La référence à l’Antiquité préchrétienne se retrouve après Waterloo, lorsqu’en se rendant aux Britanniques, il se compare à Thémistocle, Athénien vainqueur des Perses à Salamine, qui, disgracié, se réfugie chez ses ennemis. Entre deux, l’imaginaire napoléonien demeure imprégné d’histoire romaine : la République aura un Sénat et lui-même sera consul, puis empereur. Il se fait statufier portant la toge ou en imperator couronné de lauriers, le buste cuirassé et le mollet avantageux. Il modifie aussi son look : il fait couper ses cheveux qui, jusqu’à sa prise du pouvoir fin 1799, lui couvraient les oreilles, pour apparaître désormais sobrement coiffé court et rasé de près — en copie de l’empereur Auguste sur tous ses portraits.
Religion sans foi
Plus profondément, cette « romanité » transparaît dans un comportement général, où un sens de la famille, de la patrie et de l’honneur accompagne un incontestable charisme de chef et un froid réalisme. C’est la virtus, propre du vir, le mâle qui ne fait pas de sentiment dans les rapports de force et mesure la valeur des êtres humains (y compris les femmes) d’abord à leur utilité. C’est pourquoi, pour Napoléon, pardonner ne coûte pas plus cher que d’envoyer à la mort et la guerre n’est pas un dernier recours mais un moyen politique normal. Il n’y a pas là une philosophie et encore moins une idéologie, mais une religion minimale, sans foi, seulement consciente que tout n’est pas maîtrisable et que l’homme ne peut se passer de sacré.
Il meurt exilé, « muni des sacrements de l’Église », après avoir reconnu, d’après ses proches, les mérites du catholicisme…
Comme Alexandre et César, Napoléon croit en sa « bonne étoile », mais sait que la Fortune n’est que l’image, humanisée par commodité, d’une puissance aveugle, incapable de rien promettre. Il sait aussi que, pour régner, il doit se sacraliser à défaut de pouvoir se diviniser à l’instar de ses modèles. Le christianisme a en effet dévalué les dieux en révélant le Dieu (avec une majuscule) unique et personnel. L’empereur se couronne donc lui-même, mais avec toute la pompe possible, en présence du pape, convoqué comme la plus haute autorité et garantie religieuse disponible, et la propagande suscitera un culte civil de la personne impériale.
Les grandes mutations à l’insu du héros
Il meurt exilé, « muni des sacrements de l’Église », après avoir reconnu, d’après ses proches, les mérites du catholicisme, mais surtout, apparemment, parce que c’est la religion dans laquelle il est né. Foi et piété sont pour lui des besoins populaires irrépressibles, et le meilleur moyen de les empêcher de nuire est d’en tirer parti. C’est ce qu’il fait en Égypte, où il respecte et même admire la simplicité et l’efficacité politique de l’islam. En France, il se pose en bienfaiteur non seulement de l’Église, mais encore des protestants et des juifs, auxquels il reconnaît des droits tout en les organisant sur le mode consistorial qui permet de les contrôler. C’est au fond la stratégie d’Agrippa, proche d’Auguste, qui fait construire à Rome le Panthéon pour accueillir tous les dieux localement vénérés dans l’Empire.
Ce qui manque là n’est pas tant l’ouverture métaphysique qu’une sensibilité aux grandes mutations en train de s’opérer. Bonaparte n’a pas deviné la place que prendrait l’Amérique et il a vendu par pur pragmatisme aux États-Unis anglophones la Louisiane qui bloquait leur expansion à l’Ouest. Mais surtout, il n’a pas saisi que les Lumières avaient commencé à tout désacraliser, et il ne s’est pas aperçu que, dans son dos, Hegel en Allemagne entreprenait de montrer que le cours des événements n’est pas dicté par le hasard, tandis que le romantisme naissant en Angleterre était en train d’ériger en idoles la transgression et le « nouveau ».
L’espérance qui fait vivre
L’empereur n’était pas un visionnaire. Sa référence est restée un passé lointain et révolu : l’Antiquité redécouverte aux XVe-XVIe siècles, puis utilisée pour taxer d’obscurantisme le christianisme médiéval et enfin marginalisée plus tard par la « modernité ». Le bicentenaire de la disparition de cet homme exceptionnel qui ne changea pas le cours de l’Histoire invite tout de même à méditer sur l’impuissance face aux « barbares » de la culture romaine qui a été son modèle et sur la renaissance de la civilisation qu’a permise la foi chrétienne en offrant l’espérance qui, bien mieux que les gloires de jadis, éclaire les véritables enjeux de l’existence.
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