On raconte qu’en 1787, lorsque l’impératrice Catherine II de Russie entreprit de visiter la Crimée, alors aux confins de son empire, son ministre Grigori Potemkine aurait camouflé la pauvreté des villages en disposant des façades magnifiques en carton-pâte pour faire bonne impression. Ce sont les fameux « village Potemkine ».
Lorsque Jean-Baptiste nous exhorte en cet Avent à « préparer les chemins du Seigneur » (Mc 1, 1-8) ne faisons-nous pas souvent de notre cœur un village Potemkine ? Un effort par ici, une prière par là, et voilà qu’une superbe façade vient camoufler les ruines de notre cœur. Nous avons préparé le chemin pour l’arrivée du Seigneur, sauf que Jésus-Christ est plus difficile à tromper que Catherine II ! Il sonde les reins et les cœurs, et connaît tout de nos misères.
Heureusement, il est aussi plus miséricordieux que l’impératrice et ne nous envoie pas mourir en Sibérie en s’apercevant de la supercherie. C’est la boutade du poète allemand Heine à l’agonie sur son lit de mort : « Mais bien sûr que Dieu me pardonnera, c’est son métier ! ». Sans doute, c’est le métier de Dieu que de pardonner, mais cela exige de notre part une réciprocité d’amour qui commence par le désir de la conversion. Ce n’est pas grand-chose, c’est même infime et un brin ridicule par rapport à l’immensité du bonheur dans lequel le pardon divin nous introduit, mais ce simple désir de conversion est absolument nécessaire.
Ils ne faisaient pas semblant
Pour nous exhorter à la conversion, Jean-Baptiste fait retraite au désert. Ce lieu de solitude et de combat spirituel devient rapidement le carrefour des nations, tant sa prédication pourtant vigoureuse aimante les foules. Comme le curé d’Ars ou padre Pio, Jean-Baptiste attire des milliers de gens dans un lieu isolé par la seule force de sa parole et de son exemple. Il faut croire que l’exigence et la radicalité attirent, et non pas seulement le goût du spectacle et du merveilleux, car les paroles de Jean-Baptiste, du curé d’Ars ou de padre Pio peuvent être dures. Les prophètes de l’Ancien Testament n’avaient pas si mal fait le travail, pour que le peuple juif se précipite en masse au désert afin de s’avouer pécheur, proclamer son désir de conversion et se disposer à recevoir le pardon que Dieu veut donner.
Ces hommes qui venaient rencontrer Jean-Baptiste ne faisaient pas semblant. Ils voulaient vraiment préparer leur cœur et non pas le badigeonner d’un vernis de religion sur un fond d’impiété. Oh ! bien sûr il y avait sans doute quelque curiosité mondaine pour ce prophète hirsute, ce marginal en peau de bête adepte de salade de sauterelles sur son lit d’asticots, qui avait bien plus le profil du leader religieux que Jésus après lui. Ce petit coin de désert était devenu the place to be ! Mais s’ils allaient jusqu’à recevoir ce baptême de conversion des mains de Jean-Baptiste, après avoir confessé publiquement leurs péchés, ils devaient avoir une motivation proprement spirituelle.
Le cri du pécheur
C’est qu’à travers la voix de Jean-Baptiste, ils entendaient le cri de leurs ancêtres dans la foi. Dans la Genèse, le sang d’Abel avait crié vers le Seigneur pour obtenir la réparation du crime de Caïn. Puis, c’est Rachel qui avait crié vers le Seigneur parce que ses enfants étaient morts. Le cri du peuple juif au travers des âges est celui du juste qui expérimente la puissance de destruction du péché jusqu’à sa conséquence ultime qui est la mort. Les juifs se précipitent au désert en confessant leur péché, parce qu’ils en ont trop expérimenté la réalité durant toute leur histoire. Contrairement à nous autres post-modernes, l’expérience du péché autour d’eux leur donnait la lucidité nécessaire pour reconnaître le péché en eux-mêmes. Lorsque Jean-Baptiste crie dans le désert, les juifs accourent parce qu’il annonce celui qui apportera sur la Croix une réponse définitive à tous leurs appels.
La prière du cœur
La première réponse de Jésus sur la Croix est d’abord un cri en écho à celui de son peuple : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Jésus est solidaire de la souffrance de l’humanité, qu’il a prise sur lui en s’incarnant. S’il s’arrêtait là, Jésus ne serait qu’un prophète de plus, porte-voix de Dieu et de son peuple mais sans réelle efficacité. Seulement, un deuxième cri retentit, et Jésus, en expirant, remet l’esprit. La deuxième réponse de Jésus sur la Croix est un cri de confiance et un cri d’amour par lequel il donne sa vie pour le salut des hommes.
C’est pour nous préparer à accueillir ce second cri de Jésus sur la Croix que Jean-Baptiste nous exhorte à nous convertir pendant ce temps de l’Avent
C’est pour nous préparer à accueillir ce second cri de Jésus sur la Croix que Jean-Baptiste nous exhorte à nous convertir pendant ce temps de l’Avent. Jésus qui est le Verbe Incarné, la Parole de Dieu, ne pouvait pas se résoudre à seulement « dire » son amour pour nous et son obéissance au Père, il l’a crié sur la Croix en remettant l’esprit. À vrai dire, à cet instant, Jésus a remis l’Esprit avec une majuscule, l’Esprit saint, pour nous donner le moyen d’une véritable conversion, qui commence par cette prière continuelle chère aux orthodoxes : « Seigneur Jésus, Fils du Dieu vivant, prends pitié de moi, pécheur ». C’est la prière du cœur, qu’on peut murmurer à tout instant, surtout pendant l’Avent.
Dans la main de Dieu
C’est donc l’Esprit saint qui suscite, assiste et couronne nos efforts de conversion en cet Avent. Attention ici à bien distinguer entre ascèse héroïque ou activisme religieux d’une part, et sainteté d’autre part. Ce ne sont pas nos œuvres ni notre effort ascétique de détachement et d’union à Dieu qui nous sauvent, mais bien l’efficacité de la Croix du Christ : c’est Dieu qui nous élève, et non pas nous qui nous élevons vers lui. Pour le dire d’une formule triviale, il ne s’agit ni de serrer les fesses — l’ascèse héroïque —, ni d’agiter nos petits bras — l’activisme religieux —, mais d’ouvrir notre cœur — l’accueil filial de la grâce —. Ou pour le dire de manière plus élégante avec les mots du cardinal Daniélou : « L’héroïsme montre ce que peut l’homme. La sainteté montre ce que peut Dieu. Et c’est pourquoi aucune disposition humaine ne conditionne la sainteté. Elle ne demande que la foi. »
Il ne s’agit pas évidemment de nier la valeur de l’ascèse ou des œuvres pour se réfugier dans une paresse spirituelle coupable, sous le pieux et fallacieux prétexte d’honorer la toute-puissance et l’exclusivité de l’initiative divine. Combattre le pélagianisme en s’installant dans ses pantoufles pour attendre la grâce, ce n’est pas le meilleur chemin vers la sainteté… Mais être vraiment chrétien consiste à placer tout notre effort pour cet Avent dans la main de Dieu qui sait notre désir. Si nous ouvrons notre cœur pendant ce temps de l’Avent, en confessant nos péchés et en remettant entre les mains de Dieu notre désir de conversion, alors notre cœur ne sera pas un village Potemkine mais un lieu très familier de Jésus : le village de Bethléem où il est né, le village de Nazareth où il a grandi, ou bien encore la Jérusalem céleste où il nous attend. Et il y fera sa demeure.