Anne-Marie Javouhey (1779-1851) découvre sa vocation en pleine révolution française et fonde sa propre communauté religieuse, la congrégation des Sœurs Saint-Joseph de Cluny, destinée à l’instruction des plus pauvres. Sa vocation s’étend alors aux esclaves d’Amérique du Sud et elle se rend en Guyane en 1828 pour y implanter une nouvelle colonie et évangéliser des esclaves.
Mana, août 1838. Accoudé sur le bord du navire, Juba observe le mouvement de l’eau. Le soleil brille de mille feux. Pas un seul nuage en vue. Le chant strident des mouettes accompagne celui des vagues et une douce brise caresse son visage. Cette façon de prendre la mer est différente de toutes les autres où lui et d’autres esclaves étaient enchaînés comme des bêtes au fond de la cale. Il y a quinze jours, on leur a retiré leur chaînes, à lui et aux autres de la plantations de coton. On leur a dit qu’ils étaient libres.
Aucun d’eux ne s’est réjouit parce que personne n’a cru à ces paroles. Lui porte des chaînes depuis l’âge de dix ans. Depuis que les blancs sont venus l’arracher à son village et sa terre natale. Et il ne croit pas qu’un jour il y retournera. Même dans le cas d’un miracle, qu’y retrouverait-il à part des cendres ? Les blancs ont déjà tué son père et son grand-père. Sa mère est morte du choléra et on l’a séparé de ses sœurs il y a des années. Et le voilà de nouveau sur une autre “grande pirogue”, en route vers ce qu’il estime n’être qu’une autre plantation et un nouveau maître pour leur donner plus de coups. Il caresse simplement l’espoir d’un maître plus indulgent que le dernier.
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Rapidement, un peu trop peut-être, le navire accoste. Juba et les douze autres esclaves descendent du navire. Mais au lieu de gendarmes avec des bâtons et des chaînes, c’est un petit groupe de femmes qui les accueillent. Juba s’étonne et regarde autour mais il n’y a personne d’autre. Elles sont étrangement vêtues, sans doute pour se protéger. Après tout, les blancs cuisent s’ils restent au soleil trop longtemps.
Mais le plus étrange, c’est le regard de ces femmes. Surtout celui de la plus âgée d’entre elles. Elle les regarde droit dans les yeux et sourit comme si elle accueillait des amis. Gêné, Juba baisse le regard.
– Bienvenue à Mana mes enfants, dit-elle. Je suis mère Anne-Marie et voici les sœurs de la communauté saint-Joseph.
Les quelques Noirs qui les accompagnent traduisent dans leurs langues maternelle. Personne ne parle la langue de Juba mais cela fait longtemps qu’il connaît le créole. Cette femme, la mère, connait déjà tous leurs noms et leurs compétences. Sans corde, sans fouet, elle les guide vers les habitations, puis leur montre les champs, la forêt et les autres lieux de travail. Il y a même une maison pour soigner les noirs lépreux. Juba écoute mais ne comprends pas. Depuis quand les maîtres soignent-ils leur esclaves ?
Lorsque le groupe croise d’autres noirs au travail, ceux-ci sourient à la vue de la “ché mé” (chère mère), et accourent pour la saluer. Lui n’a jamais regardé son maître dans les yeux, sous peine d’être battu. Eux ont l’air si fiers de côtoyer leur “ché mé”. Alors que la visite continue, l’étonnement n’en finit pas.
– Et voici notre école, dit mère Anne-Marie en pointant du doigt le joli bâtiment à côté de l’église. C’est ici que vous apprendrez à lire, écrire et le catéchisme.
Juba échange un regard plein d’incompréhension avec ses compagnons, tous aussi abasourdis que lui. La mère supérieure se tourne vers eux avec un regard sérieux cette fois.
– Durant les sept prochaines années, vous travaillerez ici. Après quoi, si vous décidez de rester, vous recevrez une parcelle de terre que vous cultiverez pour gagner votre pain. Et nous vous aiderons à construire vos demeures.
Juba ne peut réagir tant il croit rêver. Il ose alors lever les yeux pour regarder le visage de l’étrange femme. Elle sourit mais ses yeux sont si fatigués… Juba ignore ce qui lui cause tant de fatigue. Il ne peut savoir les épreuves et les soucis que la mère supérieure a traversé pour faire tenir ce projet et cette petite colonie depuis dix ans.
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Le constant manque d’argent demande à Anne-Marie beaucoup de voyages entre la Guyane et la France pour pouvoir soutenir cette folle entreprise. Les négociations avec les délégués coloniaux lui demandent beaucoup de patience et finesse d’esprit. Les colons paresseux ou malveillants ralentissent constamment ses progrès. Et même ses supérieurs religieux veulent s’attribuer son succès ou lui retirer son autorité, estimant qu’elle a trop d’influence pour une femme.
Tout cela, Juba l’ignore. Il ne voit que la fatigue mais malgré celle-ci, un feu brille dans les yeux de cette femme blanche. Maintenant, il en est sûr : il n’y a pas de mensonge dans les paroles de la “ché mé”.
– Mère, demande-t-il, c’est quoi le catéchisme ?
– C’est apprendre à connaître le Dieu qui sauve, répond-elle simplement.
Un éclat de lumière illumine le regard tendre de la “ché mé” et deux larmes s’échappent des yeux de Juba. S’il est un Dieu qui murmure à l’oreille de cette sainte femme, il veut bien le voir.
Mère Anne-Marie s’éteint à Paris, le 15 juillet 1851 après avoir fondé un séminaire d’où sortiront les premiers prêtres indigènes du Sénégal. Elle est béatifiée par le pape Pie XII en 1950. La communauté de saint-Joseph de Cluny est la première communauté de femmes missionnaires au monde.