L’épidémie a toujours été un bon sujet pour la littérature qui étudie les caractères humains en temps de crise. Deux profils se dégagent : les tragédiens, qui affrontent le mal au risque de l’aveuglement, et les romanesques, qui prennent de la hauteur au risque de l’indifférence.
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La littérature, cela va de soi, ne propose pas de vaccin contre les épidémies. Elle n’est sans doute pas faite non plus pour distraire ou soulager les malades, ce qu’un bon DVD ou une dose de morphine réussiront plus efficacement. Comme le répondait un peu vivement un écrivain à un parterre de collégiens désireux de lui faire dire qu’il donnait de l’espoir dans un monde sans avenir : « Y a pas marqué Bruel ! ».
La littérature peut en revanche aider à lutter contre un gouvernement injuste et éviter qu’un virus n’envahisse les esprits, y compris quand les corps ne sont pas contaminés. C’est pourquoi elle a, dès l’origine, un goût prononcé pour les épidémies, au point que L’Iliade d’Homère, tout en racontant des épisodes de guerre — autre sujet fécond — commence par une peste. L’épidémie, de fait, fournit un sujet idéal : toute la société est en crise, toute relation à l’autre devient intense par sa dangerosité, chacun peut mourir d’une seconde à l’autre ; la contamination possible met à l’épreuve les vices et les vertus, démasquant les faux braves qui se terrent soudain dans leur cave et révélant des héros inattendus qui n’avaient jamais fanfaronné ; la recherche des causes du mal est en outre propice à démonter le processus du bouc émissaire. L’épidémie est donc un bon sujet politique, qui permet d’étudier aussi bien les caractères humains que le fonctionnement de la cité.
Dans une épidémie, tout le monde est concerné ? Non, pas vraiment, et c’est précisément sur ce point que deux traditions littéraires se distinguent. Le théâtre et le roman.
Et puis, dans une épidémie, tout le monde est concerné. Tout le monde est concerné ? Non, pas vraiment, et c’est précisément sur ce point que deux traditions littéraires se distinguent. Les deux tendances sont illustrées par deux genres dominants, le théâtre et le roman, et par deux types de personnages. Lakis Proguidis, dans La Conquête du roman (Les Belles Lettres), essai magistral qui mériterait d’être plus connu, donne deux noms un peu ésotériques à ces personnages qui réagissent très différemment devant une épidémie : les « thespiens » et les « boccaciens ». Les deux ont un point commun : ils se séparent du groupe pour parler, ils ne chantent pas avec le chœur, ils ne hurlent pas avec les meutes, ils ne crient pas « tous ensemble, tous ensemble, ouais ! ». Pourtant, leurs manières de s’extraire du collectif sont très différentes.
Les thespiens affrontent le mal
Les thespiens sont les descendants de Thespis, comédien ambulant du VIe siècle avant Jésus-Christ, qui passe pour avoir inventé la tragédie. De la procession d’un chœur en hommage à Dionysos, un homme se détache pour dialoguer avec les autres. Ainsi serait né le théâtre, de cette séparation par laquelle la cité crée son propre miroir. C’est un miroir réfléchissant, dans les deux sens du mot : la cité se regarde elle-même sur scène et elle réfléchit à son fonctionnement. Dans cet art nouveau, qui rompt avec la procession monolithique dont la distance critique est aussi exclue que dans une manifestation brandissant unanimement une pancarte « Je suis Charlie », les questions difficiles peuvent être mises en scène.
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Dans Œdipe-Roi de Sophocle, Œdipe agit en pur thespien. Face à la peste, il se sépare du groupe, mais c’est pour mieux se mettre au service de tous : « Ce mal me fait plus mal qu’à nul d’entre vous », proclame-t-il. Héros de la cité, citoyen par excellence, il n’est extérieur au chœur que pour tenter de trouver l’origine du fléau et résoudre la crise. Comme tous les thespiens, il affronte l’épidémie, car, dans la tragédie, elle est présentée comme la réalité commune à tous, à laquelle nul ne peut se soustraire sans être un mauvais citoyen, un traître à la cause collective.
Le détachement des boccaciens
Les boccaciens sont très différents. Eux ne descendent pas de la tragédie qui dresse sa scène au cœur de la cité, dans cette Athènes qui inventa conjointement la démocratie et le théâtre. Les « boccaciens » sont au contraire les héritiers des personnages du Décaméron de Boccace, que Proguidis considère comme le premier roman.
Là aussi, tout commence par une épidémie, la peste qui ravage Florence en 1348. Face au fléau, les boccaciens se détachent aussi du groupe, comme un courageux thespien sortant du chœur, mais ils ne se retournent pas pour dialoguer avec le chœur des citoyens. Ils fuient le fléau sans se retourner. Ils partent s’installer à la campagne, dans un château sur une colline et, trahison suprême, ils décident de se raconter des histoires sans aucun rapport avec l’épidémie.
Ce n’est pas un hasard s’il faut un public pour qu’il y ait théâtre, alors qu’on ne lit bien un roman que tout seul.
En somme, la tragédie des thespiens commence par une épidémie que les personnages défient ; le roman des boccaciens commence par une épidémie que les personnages oublient. Ce n’est pas un hasard s’il faut un public pour qu’il y ait théâtre, alors qu’on ne lit bien un roman que tout seul.
La Cité n’est pas toute puissante
Courage des thespiens qui luttent contre le mal, lâcheté des boccaciens qui s’en détournent ? Grandeur du héros tragique engagé, médiocrité du personnage de roman dégagé, au sens où on parle d’un air dégagé ? Peut-être, mais on aurait tort de voir dans la « trahison » des boccaciens un simple délit de fuite sans portée politique ou philosophique. Proguidis le résume brillamment : “Le roman commence avec une grande trahison […]. La trahison n’est pas dans la fuite, dans le “sauve-qui-peut”, dans la rupture des liens avec la communauté souffrante. Elle est dans le fait de parler d’autre chose que de la peste tout en étant dans son voisinage. La trahison commence là où la peste n’a plus le monopole du réel, là où elle ne peut plus se présenter — et par conséquent être représentée — comme le seul facteur occupant le devant de la scène”.
Car qu’est-ce qu’on demande d’habitude à un fléau ? D’éprouver les humains. Or avec le Décameron, Boccace lance une idée nouvelle, idée qui constituera par la suite la force du roman dans son ensemble : ne pourrait-on pas inverser la logique et au lieu de mettre à l’épreuve les humains par la réalité, mettre à l’épreuve la réalité — sa portée, son poids, sa valeur, sa signification, etc. — à travers les humains ?
Autrement dit, l’immense mérite de la fuite des boccaciens est de révéler que la cité n’est pas toute-puissante, qu’elle manipule les esprits chaque fois qu’elle prétend que rien n’existe en dehors de ce qu’elle désigne comme l’urgence du moment, chaque fois qu’elle affirme, par exemple, que la mort est le seul mal et que l’engagement de tous contre l’épidémie exclut de parler d’autres choses que des statistiques des contaminés de la semaine.
Quelques utiles antidotes
À travers les thespiens et les boccaciens, la littérature suggère donc deux réactions à une épidémie, qui ont toutes les deux leurs raisons et leur déraison. Les thespiens luttent au cœur de la cité, les boccaciens font un pas de côté. La perversion de la logique boccacienne est l’indifférence cynique, le risque de la logique thespienne est l’aveuglement militant.
La littérature ne fabrique pas de vaccins, certes. Elle offre en revanche quelques utiles antidotes aux diktats gouvernementaux, à la surinformation pavlovienne, à l’esprit partisan, à la délation citoyenne et à la tyrannie du « tout sanitaire ».
La meilleure illustration serait sans doute la confrontation de La Peste de Camus, œuvre thespienne bien qu’il s’agisse en principe d’un roman, et du Hussard sur le toit de Giono. Chez Giono, écrit joliment Muray, Angelo, en bon boccacien, « trompe le choléra par la désinvolture ». Le boccacien Angelo n’ignore d’ailleurs pas l’aide aux malades. Il refuse seulement de prendre la pose du héros humanitaire camusien. Il traverse l’épidémie sans attendre le photographe ou le sculpteur qui immortalisera ses exploits.
Que tirer de cette distinction pour aujourd’hui ? Si Macron rime avec Créon, nul doute que nous n’ayons besoin de thespiens comme Antigone pour obtenir d’enterrer décemment nos morts. Sur les parvis des églises, il n’est pas non plus mauvais qu’il y ait quelques thespiens pour défier Darmanin. Toutefois, le pas de côté des boccaciens est utile aussi. Il détourne nos esprits du brouhaha médiatique, aère nos cœurs de l’embrigadement obligatoire dans le « pour ou contre », allège nos phrases des « restons prudents » mécaniques et des « prenez bien soin de vous » de robots hygiénistes. Les boccaciens nous rappellent la prophétie de Bernanos, qui fut pourtant thespien frontal en cas de nécessité : « Être informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles ».
La littérature ne fabrique pas de vaccins, certes. Elle offre en revanche quelques utiles antidotes aux diktats gouvernementaux, à la surinformation pavlovienne, à l’esprit partisan, à la délation citoyenne et à la tyrannie du « tout sanitaire ».
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