Il n’y a pas de liberté sans mémoire, ce recul de l’esprit face à la pression de l’immédiat. À notre époque où les gros titres du jour rendent périmés ceux de la veille, la foi est d’autant plus précieuse qu’elle est foncièrement mémoire, et la mémoire de Dieu n’oublie rien de ses promesses.Les épreuves du moment créent des urgences qui nous mobilisent, mais aussi nous paralysent en nous accaparant. Les soucis ne manquent pas ces temps-ci. Indépendamment des difficultés personnelles que chacun doit quotidiennement affronter, la surabondance des informations qui nous assaillent (et qui ne sont généralement pas de bonne nouvelles) a quelque chose de déboussolant. Ce qui nous sauve — ou du moins nous retient de sombrer dans l’affolement et le pessimisme — est sans doute la mémoire. Il vaut sans doute la peine de commencer par se le rappeler : c’est assez logiquement le préalable pour la cultiver afin qu’elle porte du fruit.
Se souvenir, c’est s’ouvrir
On peut d’abord prendre conscience qu’on ne sait rien que ce dont on se souvient. Il faut ensuite noter que ce qui est ainsi enregistré n’est pas enfermé dans le passé, mais fait de nous ce que nous sommes, façonnant nos interprétations des événements qui nous touchent ou dont nous avons connaissance et orientant nos réactions et nos initiatives. Ceci montre que la mémoire, loin d’être purement rétrospective, nourrit la vie en lui permettant de ne pas se réduire à des mécanismes, qu’ils soient psychiques ou simplement physiques.
Ce que l’esprit garde ainsi en réserve donne un recul qui fraie un espace de liberté face à l’immédiat pressant.
Ce que l’esprit garde ainsi en réserve donne un recul qui fraie un espace de liberté face à l’immédiat pressant. Car cela s’inscrit dans une continuité ouverte sur l’à-venir. Et l’on discerne que le temps, que l’on perçoit bien là, n’est pas forcément ni uniquement destructeur : il apparaît comme le lieu d’une dynamique où les réalités tangibles, les faits et les idées ne se dissolvent pas fatalement dans l’oubli mais sont perpétués — ce qui s’avère le mouvement de la vie même, dont le propre ultime n’est pas la possession qui enchaîne, mais une transmission qui traverse l’instant et poursuit son œuvre d’actualisation.
(Se) rappeler, c’est transmettre
À notre époque où les gros titres du jour rendent périmés ceux de la veille, la foi est d’autant plus précieuse, voire nécessaire, qu’elle est foncièrement mémoire. « Souviens-toi de Jésus-Christ, ressuscité d’entre les morts, le descendant de David », écrit, pour résumer l’essentiel, saint Paul à son disciple (2 Tm 2, 8). L’événement à se rappeler est bien sûr la victoire du Christ sur la mort, qui est le point pivotal de l’Histoire. Mais il ne faut pas occulter la fin de la phrase : Jésus n’a pas fait irruption sans prévenir. Il a fait appel à la mémoire de ceux auxquels il annonçait la Bonne Nouvelle et qu’avant même qu’il s’incarne, avaient été préparés, par les Écritures qui étaient déjà sa Parole, à le reconnaître comme « fils de David » (Mt 9, 27 ; Mc 10, 47).
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La mémoire nourrie par la foi remonte donc au Premier Testament et, avec lui, à la Création. Et elle ne s’arrête pas à ce que raconte l’Évangile : elle ne repousse ou néglige a priori rien de qui s’est passé depuis jusqu’à aujourd’hui. Cela ne veut pas dire seulement les heurs et malheurs de l’Église, ni même les progrès et misères de l’humanité au fil des siècles. C’est, plus profondément, une participation à la Tradition. Celle-ci ne se résume pas en un contenu immuable, car elle est en vérité la transmission, par et dans les mémoires, de la vie même de Dieu, en qui le Père, le Fils et l’Esprit ne s’oublient jamais entre eux. À cette lumière, la perte de mémoire se révèle être aussi bien la conséquence que la cause de la chute d’Adam et Ève, et l’on saisit que le Christ est venu restaurer la mémoire des hommes.
Part à la mémoire de Dieu
C’est ce qui justifie l’importance vitale du mémorial qu’est la messe. Il ne s’agit pas platement de nous rappeler le sacrifice de Jésus, mais d’avoir part à sa mémoire, lui qui reste uni à son Père dans leur commun Esprit et n’efface de sa conscience de Fils éternel aucun de nous — et des morts aussi bien que des vivants. La mémoire qu’en nous il réveille et dilate, nous rend solidaires dans la communion des saints — ceux qui ont été canonisés, et aussi tous ceux que nous n’oublions pas et dont nous attendons qu’ils nous transmettent encore quelque chose de ce qu’ils nous ont offert, et encore tant d’autres que nous ne connaissons pas. C’est ainsi que prennent sens la fête de tous les saints que nous venons de célébrer et la journée suivante de prière pour tous les défunts, mais également la commémoration peu après des victimes de la Grande Guerre, même si la dimension spirituelle de ce souvenir-là est refoulée.
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La mémoire constitutive du christianisme n’enferme pas dans les données dogmatiques, mais ouvre à tout ce qui est humain : dans le passé qui conditionne le présent, dans l’actualité qu’elle met en perspective, et à l’espérance où l’avenir n’est pas vide même s’il n’est pas maîtrisable. Cette lucidité mémorielle n’autorise pas du tout à relativiser les épreuves du moment — à se dire par exemple qu’il y a eu des épidémies bien plus meurtrières, que la République laïque ne vaut pas Néron ni Dioclétien, ou que les scandales sexuels dans l’Église ne sont pas les premiers (ni vraisemblablement les derniers) où le Christ est défiguré par les siens. L’intensité des souffrances ne dépend pas de celle des maux qui les provoquent. Et l’indifférence religieuse n’est pas un défi moins redoutable que les franches persécutions.
La mémoire convalescente
La mémoire tout humaine est sélective. Ce n’est pas seulement qu’elle ne veut pas tout se rappeler ; c’est qu’elle ne le peut pas. Mais elle ne peut pas non plus sombrer dans l’amnésie totale. Le Mal l’exploite en s’ingéniant à rendre obsessionnel ce qui scandalise et menace. Cette limite est une des manifestations du péché originel. Et le souvenir de Jésus-Christ, qu’entretient constamment l’Esprit saint sans contraindre personne, est au moins un indice qu’est entamée la guérison de la mémoire devenue erratique depuis la Chute.
La cure suivie au sein de l’Église, dans la méditation des Écritures, la prière et la pratique sacramentelle, ne confère évidemment pas déjà l’omniscience qui n’ignore rien. Mais elle engage à ne rien occulter ni laisser escamoter du passé ni du présent, et stimule ainsi une lucidité qui fait de la croyance l’inverse symétrique de la crédulité. Et cette liberté, qui est en même temps un réalisme intransigeant, donne également de concevoir ce qui paraît encore le plus fou : la fin du monde et même le but de tout, qui est l’avènement du Royaume, l’achèvement du dessein de Dieu. Cette connaissance n’est pas une déduction d’expériences. Elle est le souvenir des promesses déposées en nos mémoires par Celui qui ne ment pas et est fidèle à sa Parole.
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