Le comédien Michael Lonsdale est décédé ce lundi 21 septembre 2020 à son domicile parisien à l’âge de 89 ans. Luc Ardian, journaliste, l’avait rencontré en 2003. Un échange lumineux. “Entrez”, invite-t-il de cette voix tranquille, un brin nasillarde, qui n’appartient qu’à lui. Son appartement, ce matin-là, est un labyrinthe ténébreux. Lunettes d’écaille sur le nez retroussé, barbe plus sel que poivre, cheveux rejetés en arrière, Michael Lonsdale, 73 ans, slalome à petits pas entre des colonnes de livres et de manuscrits posés à terre. S’il ouvrait les fenêtres, on se laisserait baigner par cette lumière neuve qui fait scintiller le dôme d’or des Invalides, à portée de boulet. En fermant ses volets, Michael le pudique ne se protège ni de la neurasthénie ni des indiscrets, mais des giclées de sable dru projetées par des sapeurs emmitouflés qui ravalent la façade de l’immeuble parisien où il vit depuis cinquante ans.
Sur une tablette, près d’une palette, des tubes de gouache autour d’une statuette de Notre-Dame de Lourdes. Dans la pénombre, des chaises au velours passé servent de chevalet à des toiles – ses toiles, qu’il baptise “mes paradis” – où s’épanouissent des fleurs naïves et colorées. On croit y voir assis les hôtes de sa vie, son oncle Marcel Arland, son amie Marguerite Duras ou son maître Samuel Beckett, Tania Balachova, son professeur d’art dramatique, ou le Père Régamey, ce dominicain artiste qui fut son père spirituel.
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Chassés par le grondement des baïonnettes à eau, nous nous réfugions au calme d’une brasserie voisine. L’inclassable, né d’une mère française et d’un père anglais en 1931, déguste un café américain allongé de lait normand. “Lonsdale” signifie “longue petite vallée”. Un nom étrange pour un être énigmatique qui, depuis une enfance timide partagée entre Londres, Paris et le Maroc, demeure depuis un demi-siècle une figure insolite, à la fois secrète et familière, de notre paysage artistique. Marguerite Duras l’avait vu, en rêve, habillé en moine. Il aurait voulu l’être. À défaut, il fut le mystérieux père abbé dans “Le nom de la Rose” de Jean-Jacques Annaud, l’un des cent longs métrages d’une filmographie impressionnante qui le vit tourner avec des réalisateurs aussi différents qu’Orson Welles, Jean-Pierre Mocky, Joseph Losey ou Claude Sautet.
Le timide s’abrite sous ses sourcils en broussaille, mais il ne se dissimule pas. Il répond spontanément aux questions, après de longs silences. Il va chercher les réponses au-delà des platanes de l’avenue de Breteuil où son regard se pose, au-delà des cumulus rebondis qui s’embrassent comme des angelots de Raphaël dans l’azur où son regard se perd. Il va les puiser lentement, très lentement, jusque dans la vérité de son âme et la liberté de sa Foi, sans souci d’artifice ou d’éclat, avec la pureté de l’enfant qu’il est resté.
Quel est, pour vous, le comble de la misère ?
Michael Lonsdale : Ne pas rencontrer Dieu. Ma Foi a connu plusieurs rebondissements. Je fus baptisé à l’âge de 22 ans ; j’étais croyant, mais la prière manquait à ma vie. Jusqu’aux jours de l’épreuve – des années 1984 à 87 – où je vécus une succession de deuils très douloureux. Je sombrai dans un désespoir profond. Du fond de mon abîme, j’ai crié vers le Seigneur : «Sauve-moi, je n’en peux plus !» Il m’a répondu aussitôt. Le lendemain, mon parrain montait à Paris et me tirait à l’église Saint-François-Xavier, toute proche. S’y tenait une assemblée de prière de la Communauté de l’Emmanuel. Ce fut une onction bienfaisante. Par la prière de ces frères et surs, la joie de la Foi me fut donnée. Je suis remonté à la surface comme un bouchon libéré de la vase. Depuis, ma vie est une Pentecôte, avec ses hauts et ses bas bien sûr.
Où aimeriez-vous vivre ?
Où je suis. Vivre, c’est être là où on est, dans l’instant, c’est-à-dire n’importe où.
Pour quelles fautes avez-vous le plus d’indulgence ?
Celles du plus grand criminel. C’est osé de répondre cela, et je ne le ferais sans doute pas si l’un de mes proches avait été assassiné par cet homme. Mais je reste convaincu que le mal commis vient davantage de nos blessures que d’une intention délibérée. En tout cas, on ne peut réduire un homme à ses actes.
Quels sont les héros que vous préférez ?
Les voix intérieures du roman Les Vagues de Virginia Woolf. Des personnages qui dialoguent chacun à leur tour, et apportent leur éclat de lumière… J’ai flotté avec eux, moi qui me sens si flottant. A vrai dire, je n’ai jamais rêvé, enfant, d’être un héros à la manière de Zorro, de d’Artagnan, ou de Michel Strogoff. Je me méfie beaucoup des héros…
Le personnage historique que vous admirez le plus ?
Gandhi. Il a désarmé une armée sans arme, il a chassé les Anglais sans faire la guerre. Mais pourquoi donc les grands faiseurs de paix sont-ils assassinés : Gandhi, Sadate, Rabin, Martin Luther King… ?
On dit qu’il y a eu seulement deux chrétiens depuis le Christ : le Christ… et François d’Assise. Je le crois. François est sans doute l’un de ceux qui ont le plus suivi le Christ dans son abaissement, son dépouillement, son anéantissement.
Votre idéal de bonheur terrestre ?
Rencontrer le Christ.
Votre saint préféré ?
François d’Assise. On dit qu’il y a eu seulement deux chrétiens depuis le Christ : le Christ… et François d’Assise. Je le crois. François est sans doute l’un de ceux qui ont le plus suivi le Christ dans son abaissement, son dépouillement, son anéantissement. Les fondateurs en bavent souvent, vous ne trouvez pas ? A François d’Assise, Dieu demande de reconstruire son Église, et Il lui enlève tout, comme s’Il voulait lui signifier : “Ma grâce te suffit” ! François d’Assise a connu une sacrée déprime. Il a fallu que l’un de ses frères aille chercher sainte Claire d’urgence pour l’en tirer. Alors surgit le Cantique du Soleil ! C’est la puissance de la louange. Bien souvent, on ne comprend la volonté de Dieu qu’après coup. Je n’ai jamais rencontré autant de difficultés que lorsque j’ai voulu monter Les Fioretti de saint François, Vous m’appellerez Thérèse – un spectacle sur sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus -, et Récit d’un pèlerin russe. J’ai expérimenté là ce qu’on appelle le combat spirituel.
Votre sainte préférée ?
Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face. Ma mère a fui la religion catholique à cause de prêtres qui l’ont vouée à la damnation et à l’enfer. C’est pourquoi je me sens aussi proche de Thérèse : cette petite religieuse, morte à 24 ans, a renversé le jansénisme, le moralisme, et a remis l’Amour à sa place, c’est-à-dire la première ! Et dire que l’Histoire d’une âme est rédigée sans rature, alors que Thérèse ne s’est jamais relue…
Votre philosophe préféré ?
Kierkegaard. Le seul que j’ai réussi à approcher. La philo, c’est pour moi comme les mathématiques : un monde mystérieux et abscons. J’ai lu Kant, Hegel, Heidegger, mais c’est du chinois. J’ai de nouveau essayé de lire Spinoza, il y a deux jours, mais je suis incapable de rentrer dans sa pensée. Quant à Nietzsche, on m’a demandé d’enregistrer son Zarathoustra pour un CD. J’ai dû arrêter au bout de quelques heures, je m’étranglais !
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Votre musicien favori ?
Mozart. Un avant-goût du Ciel.
Votre peintre préféré ?
Rembrandt. Le seul qui a peint Dieu de façon acceptable, et qui a saisi l’essentiel de l’Évangile. Il est allé aussi profond que ce que la peinture peut exprimer de la lumière – pas seulement la lumière terrestre, mais la Lumière divine. Regardez Les Pèlerins d’Emmaüs !
Votre tableau préféré ?
“Le Retour de l’Enfant prodigue”, de Rembrandt. À mes yeux, le plus beau tableau qui soit au monde. Voyez cette main masculine et cette main féminine posées sur les épaules de l’homme agenouillé : elles signifient que Dieu est un père avec des “entrailles de mère”.
Je préfère l’homme bon à l’homme cultivé. La culture est une accumulation de trésors, mais à quoi sert-elle, dans le fond, si elle n’est pas partagée ?
Votre qualité préférée chez l’homme ?
La bonté. Je préfère l’homme bon à l’homme cultivé. La culture est une accumulation de trésors, mais à quoi sert-elle, dans le fond, si elle n’est pas partagée ?
Et chez la femme ?
La tendresse.
Votre occupation préférée ?
Donner. Donner tout ce qu’on peut, donner le meilleur, donner… «Je ne possède que ce que j’ai donné», disait une princesse italienne.
Qui auriez-vous aimé être ?
Moi même… en mieux.
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Quels personnages aimeriez-vous jouer ?
Trigorine dans La Mouette de Tchekhov ; et Thomas Pollock Nageoire dans L’Échange de Claudel. Mais que dis-je ? je les ai joués… Alors, encore !
Le principal trait de votre caractère ?
Aux autres de le dire. Ce qu’ils disent ? “Tu es très anglais : placide, maître de tes émotions et flegmatique.” Ce n’est pas faux…
Ce que vous appréciez le plus chez vos amis ?
Le partage.
Votre principal défaut ?
L’avarice.
Votre rêve de bonheur ?
Le Paradis. D’ailleurs, c’est mon motif préféré : je peins des édens colorés, des jardins secrets, où il fait bon vivre dans l’harmonie des tons.
Que possédez-vous de plus cher ?
L’Amour du Christ.
Quel serait votre plus grand malheur ?
Ne plus aimer… Et la maladie d’Alzheimer. Ne plus rien reconnaître, ni des autres, ni de soi, ni du monde. Devenir l’Absent.
Ce Dieu qui s’abaisse pour servir son humanité me fascine.
Votre passage d’Évangile préféré ?
Le lavement des pieds. Ce Dieu qui s’abaisse pour servir son humanité me fascine. Je suis très “zundelien” : le Christ Roi, son règne et son trône, me parlent beaucoup moins que le Serviteur souffrant. Un autre passage m’interroge : les pèlerins d’Emmaüs. Pourquoi est-il dit que Jésus “fit semblant de les quitter” ? Était-ce un jeu pédagogique ? Vous ne trouvez pas qu’un Dieu qui joue à faire semblant, c’est fascinant pour un acteur ?
Votre prière préférée ?
Celle de l’enfant : Jésus, Jésus, Jésus. Celle aussi que j’invente dans ce tête-à-tête, ce cœur-à-cœur – parfois très délirant ! -, cet échange où il faut parler, se taire, écouter… Oui, se taire. J’aspire de plus en plus au silence. Ceci dit, je me sens très à l’aise dans la prière communautaire.
Votre maxime, ou citation, préférée ?
“Dieu est amour” (saint Jean). Banal, n’est-ce pas, mais c’est la phrase capitale, le cœur de la Révélation, le cœur de ma vie, le cœur du monde.
La fleur que vous aimez ?
Les anémones, pour des raisons sentimentales ; et les frésias, pour leur parfum.
Votre plat préféré ?
Le steak purée.
Le livre que vous emporteriez sur une île déserte ?
Le Cantique des cantiques.
Vos auteurs favoris en prose ?
Virginia Woolf, Beckett, Chateaubriand, Proust, Lewis Carroll.
Vos poètes préférés ?
Saint John Perse, Verlaine, Claudel.
Votre vers préféré ?
“Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change” (Mallarmé).
Votre modèle d’acteur ?
Laurence Olivier. Ce prince de la métamorphose a joué tous les rôles principaux de Shakespeare, Feydeau, Ionesco, du plus haut comique jusqu’aux grands drames. Il est même parvenu à faire descendre sa voix d’un octave pour interpréter Othello !
Les rôles que vous avez préféré jouer ?
Au cinéma, le vice-consul de Lahore, dans “India Song”, de Marguerite Duras ; au théâtre, l’interrogateur, dans “L’Amante anglaise”, de la même Marguerite. “India Song” est arrivé à un moment de ma vie où j’étais très malheureux, où j’avais envie de hurler de douleur. Ce rôle est venu comme pour libérer toute la souffrance que j’avais en moi.
Les films que vous aimeriez léguer ?
“Ordet”, de Carl Dreyer, et “India Song”, de Marguerite Duras.
Vos héros dans la vie réelle ?
Ces SDF qui parviennent à rester dignes alors que le monde s’est écroulé pour eux, et qu’ils subsistent dans la solitude, le non-sens, la misère.
Ce que vous détestez par dessus tout ?
La haine.
La vertu la plus nécessaire aujourd’hui ?
La pureté.
Le fait militaire que vous admirez le plus ?
Le débarquement des Alliés en juin 1944 sur les côtes normandes.
La réforme que vous admirez le plus ?
Vatican II.
Si vous étiez élu président de la République, quelle serait votre première mesure ?
Je chasserais les voitures très loin des villes. Il y a des mesures plus graves et plus urgentes, sans doute, mais je suis profondément choqué par la violence de la circulation urbaine, comme si l’auto n’exaltait que les mauvais penchants de l’homme.
Le don de la nature que vous aimeriez avoir ?
Savoir voler.
Si vous pouviez faire un miracle… ?
Je guérirais quelqu’un.
Qu’avez-vous réussi le mieux dans votre vie ?
Ne pas me prendre trop au sérieux.
Quel est votre regret ?
N’avoir pas rencontré Marthe Robin. Ma marraine m’y a invité plusieurs fois, je n’ai jamais voulu, pas osé. Je me console en songeant que le temps n’était pas venu.
S’il vous restait une heure à vivre ?
Je chanterais à tue-tête en glorifiant Dieu.
Comment aimeriez-vous mourir ?
En paix.
Quel est l’état présent de votre esprit ?
En approfondissement.
Que direz-vous à Dieu quand Il vous accueillera ?
“Tu es vraiment trop bon !”
Votre devise ?
“Aime et fais ce que tu veux” (saint Augustin).
Votre espérance ?
La Lumière.
Votre épitaphe préférée ?
“Cons. à perpet.” Je tournais un film de Jean-Pierre Mocky dans un cimetière de Normandie. Durant le réglage des lumières, je suis allé marcher entre les tombes. Et je suis tombé en arrêt devant une sépulture sur laquelle était gravée – sans doute, pour des raisons d’économie – : “Cons. à perpet.” (concession à perpétuité). J’ai tellement ri que toute l’équipe a accouru !
Le mot de la fin que vous préférez ?
“Je ne meurs pas, j’entre dans la vie” (sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus).
Et le vôtre ?
“Merci et pardon.” Trois fois chacun.
Luc Adrian