Professeur de philosophie, écrivain et poète, Jean-Louis Chrétien nous a quittés à moins d’un mois de ses 67 ans. Ce n’est pas un vide qu’il laisse, mais une espérance.
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La carrière de Jean-Louis Chrétien vient de s’achever prématurément, alors qu’il venait à peine, comme professeur d’université, d’accéder à l’éméritat. Ce n’était pas une « célébrité » : pas de déclarations ni de gestes provocants dont les médias sont friands et qui valent des invitations régulières à des débats télévisés. Il n’était adepte ni des réseaux sociaux, ni même de l’ordinateur, du traitement de texte et du téléphone. Et pourtant, il aura été de son temps, voire en avance, car il nous reste à emprunter les chemins qu’il a frayés en compagnie d’autres pionniers tout en laissant une note personnelle trop intense pour être résumée en quelques slogans.
Retrouvailles de philosophie, de la poésie et de la théologie
Son parcours académique est exemplairement celui d’un surdoué : reçu premier à l’École normale supérieure puis à l’agrégation de philosophie, enseignant à Créteil puis rapidement à la Sorbonne, avec la chaire d’histoire de la philosophie de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne travailla que sur la pensée du premier millénaire de notre ère. Au contraire, cet intérêt pour un passé qui semble aujourd’hui bien lointain était motivé par les intuitions des maîtres les plus influents du XXe siècle : Husserl et Heidegger. C’est la phénoménologie dont ils ont été les initiateurs qui a permis l’avènement d’une « modernité » qui dépasse celle des « Lumières » — un rationalisme assaisonné de sentimentalité — et dégage les horizons.
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Cette approche nouvelle des réalités a autorisé et même stimulé trois percées : d’abord une redécouverte des spéculations grecques antérieures et postérieures à Platon. S’il faut donner des noms, ce sont « avant » : Héraclite et Parménide, et « après » : le juif Philon d’Alexandrie et Plotin. Ensuite la reconnaissance de la parenté entre philosophie et littérature — plus spécialement la poésie : Heidegger s’est référé à Hölderlin, son compatriote, romantique et hellénisant du XIXe siècle, et aussi à Héraclite et Parménide, dont les œuvres sont des poèmes. Enfin un rapprochement entre philosophie et théologie, où la première accueille les apports conceptuels et non « naturels » des révélations religieuses et où des « docteurs de l’Église » comme saint Augustin et même des mystiques comme sainte Thérèse d’Avila sont considérés comme des auteurs majeurs et inescamotables dans l’histoire de la pensée humaine, jusqu’à aujourd’hui et pour l’avenir.
Le tournant théologique de la phénoménologie
C’est de ces intuitions qu’est imprégnée la production de Jean-Louis Chrétien : quelque trente livres, publiés le plus souvent aux Éditions de Minuit (dans la même maison que Samuel Beckett, Michel Butor, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Claude Simon, vedettes de la littérature du XXe siècle). L’unité des trois avancées de la philosophie est réalisée pour lui dans sa conversion au catholicisme avant l’âge de 30 ans. Ce n’était pas au départ une évidence, car son milieu d’origine était bien étranger au patronyme dont il avait hérité : sa famille était communiste et athée. Mais il a tenu un rôle éminent, après le juif Emmanuel Levinas et le protestant de Paul Ricœur, aux côtés des catholiques Michel Henry (converti) et Jean-Luc Marion, dans ce qui a été appelé « le tournant théologique de la phénoménologie française ».
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Un de ses premiers livres, Lueur du secret (1985), médite sur le Dieu caché qui se révèle. Le titre d’un autre annonce le dessein de dépasser le simplisme des idées reçues : L’Effroi du Beau (1987). Viennent ensuite six recueils de poèmes et des essais sur les facettes les plus intimes et les plus décisives de l’expérience humaine : la fatigue (1996), le corps (1997 et 2005), la joie (2001 et 2007), la responsabilité comme réponse (2007), l’intériorité (2014), la fragilité (2017), l’absence (presque achevé)… Il n’a pas séparé dans ses recherches la parole humaine de la Parole de Dieu. Il a aussi réfléchi sur la culture contemporaine et l’art, spécialement la littérature, avec les deux volumes de Conscience et Roman (2009 et 2011) où il montrait comment le narrateur omniscient prend la place du Créateur pour s’ériger non pas en Sauveur mais en juge finalement impuissant.
Les enjeux spirituels du monde de demain
Dans tout cela, Jean-Louis Chrétien a su partager sa sensibilité à la qualité des mots et à l’élégance qui donne au style une efficacité presque involontaire. C’est pourquoi ses livres restent à lire et à relire en prenant tout son temps — le temps de la parole qui vient de loin, qui cherche en elle-même l’image et les échos du Verbe divin, lequel, en se faisant écouter, l’inspire et lui donne d’exprimer poétiquement l’imprévu qu’elle n’aurait pu concevoir. C’est une démarche qui sort des carcans de la « modernité » comme de la « postmodernité » et qui rouvre l’avenir. Et c’est pourquoi Jean-Louis Chrétien n’a, malgré lui, pas échappé à tous les honneurs, puisque lui a été attribué en 2012 par l’Académie française le Prix du cardinal Lustiger, qui distingue une œuvre dégageant les enjeux spirituels de la vie culturelle.
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