Après la condamnation du cardinal Barbarin, un avocat décrypte les arguments du tribunal correctionnel de Lyon. Faute de pouvoir poursuivre le véritable auteur, c’est le tiers qui n’a pas dénoncé qui est condamné, selon une nouvelle interprétation de l’imprescriptibilité et du délit d’intention.
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Par une décision du 7 mars 2019, le tribunal correctionnel de Lyon a condamné le cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon et primat des Gaules, à une peine de six mois de prison avec sursis pour avoir omis de dénoncer un prêtre de son diocèse, le père Bernard Preynat, auprès des autorités judiciaires, à raison des faits graves que celui-ci a commis et reconnu (agressions sexuelles sur mineurs), portés à la connaissance de cet évêque.
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Ce verdict conduit, pour celui qui ne connaît qu’imparfaitement les faits en question et le droit applicable, à des émotions contradictoires : la satisfaction de voir les victimes d’un prédateur sexuel, par ailleurs prêtre, être entendues par un tribunal ; et la tristesse de voir un évêque français, homme de foi et de prière, qui ne peut être suspecté de compromission personnelle avec ce type d’actes, être condamné même symboliquement et porter la responsabilité morale des errements que ce diocèse a connus vingt-cinq ans plus tôt. Le juriste qui lit la décision rendue est davantage interloqué par le raisonnement qu’ont suivi les trois juges et par les conséquences possibles de cette décision, si elle vient à être confirmée en appel.
Les faits dont on parle
D’après l’enquête, le père Preynat a commencé à agresser sexuellement des enfants alors même qu’il avait 17 ans, en 1962, puis lorsqu’il était au séminaire, au cours de l’année 1966-1967. Il a continué jusqu’en 1991, sans qu’on sache précisément le nombre de ses victimes. L’enquête conduite en 2015-2016 n’a pas permis de mettre en évidence des faits postérieurs à 1991. Il résulte de cette seule énonciation que des questions peuvent être légitimement posées au diocèse de Lyon pris collectivement quant à la formation des séminaristes, au discernement à leur admission au sacerdoce, puis au suivi des prêtres — sans parler évidemment de la responsabilité personnelle du père Preynat à raison des faits commis.
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L’enquête canonique réalisée en 1991 à la suite d’une première dénonciation avait conduit le diocèse à suspendre ce prêtre pendant six mois. La gravité des faits et le nombre des victimes obligent à s’étonner d’une telle décision de suspension qui peut sembler bien légère, mais on ignore si le diocèse avait alors connaissance de tous les faits. Puis ce prêtre a retrouvé une activité pastorale — ce qui ne laisse pas de surprendre. Il faut toutefois constater qu’aucun fait répréhensible ne semble plus avoir été commis par lui après 1991.
En septembre 2002, le cardinal Barbarin est nommé à la tête du diocèse de Lyon. À plusieurs reprises (2008, 2010, puis 2014), il est informé des faits antérieurement commis par le père Preynat. C’est sans doute au cours des années 2014-2015 qu’il prend la mesure complète de ces faits, après avoir reçu à plusieurs reprises un des plaignants, Alexandre Hezez, qui s’inquiète en 2014 de voir le père Preynat être responsable d’une paroisse, et donc d’être en contact avec des enfants, et même être doyen de son secteur. Cet homme, qui fut victime du père Preynat lorsqu’il était enfant, demande au cardinal Barbarin de mettre fin au ministère de ce prêtre. Après enquête interne et questionnement auprès du Vatican, le père Preynat se voit retirer tout ministère paroissial par décret du 29 juillet 2015, signé par le cardinal.
Les poursuites pénales engagées
Alexandre Hezez dépose plainte contre le père Preynat le 5 juin 2015. Le diocèse collabore à l’enquête en communiquant divers documents. Celle-ci permit de retrouver d’autres victimes, parmi lesquelles François Devaux, qui dépose également plainte le 20 octobre 2015 contre le père Preynat du chef d’agressions sexuelles. En février et mars 2016, François Devaux, Alexandre Hezez et une autre victime déposent également plainte, visant les responsables du diocèse de Lyon, sur deux fondements : la non-dénonciation d’agressions sexuelles sur mineurs (article 434-3 du code pénal) et la non-assistance à personne en péril (article 223-6 du code pénal).
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Au terme d’une enquête fouillée, le parquet décide de classer les plaintes sans suite le 1er août 2016. Il estime en effet que la première infraction invoquée par les victimes, soit l’omission de porter secours, n’est pas constituée : ni les victimes ni l’enquête n’ont permis d’établir un péril actuel et imminent auquel des personnes étaient susceptibles d’être exposées (pas de fait délictueux ou criminel découvert après 1991). Le parquet considère par ailleurs que la deuxième infraction — la non-dénonciation d’agressions sexuelles sur mineurs — ne peut pas non plus être retenue, dès lors que les faits dénoncés en 2014 sont prescrits (les derniers faits retenus datant au mieux de 1991, soit 25 ans plus tôt), pas plus que l’élément intentionnel de l’infraction, les personnes visées par l’incrimination n’ayant pas eu la volonté d’entraver le cours de la justice.
À la suite de cette décision, les victimes ne relèvent pas appel de cette décision de classement ni ne déposent plainte avec constitution de partie civile ; elles optent pour citer directement le cardinal Barbarin et plusieurs de ses collaborateurs devant le tribunal correctionnel, sur le fondement de deux incriminations : l’omission de porter secours et la non-dénonciation d’atteintes sexuelles sur mineurs. Le tribunal correctionnel, par sa décision du 7 mars 2019, rejette l’incrimination d’omission de porter secours, pour les mêmes raisons qui ont poussé le parquet à classer la plainte ; mais il condamne le cardinal Barbarin (et relaxe les autres prévenus) pour non-dénonciation d’agressions sexuelles sur mineurs. Comment expliquer cette condamnation ? Est-elle justifiée ?
Une décision contestable
Le tribunal correctionnel est donc d’un avis différent du parquet sur la possibilité d’invoquer l’incrimination de non-dénonciation d’agressions sexuelles sur mineurs, fondée sur l’article 434-3 du code pénal. Que dispose cet article (alinéa 1) ? « Le fait, pour quiconque ayant connaissance de privations, de mauvais traitements ou d’agressions ou atteintes sexuelles infligés à un mineur ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de grossesse, de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives ou de continuer à ne pas informer ces autorités tant que ces infractions n’ont pas cessé est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. »
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La question posée au tribunal correctionnel est de déterminer si cet article est applicable à la situation, alors même que les agressions sexuelles non contestées sont non seulement anciennes, mais prescrites depuis très longtemps (la prescription applicable est alors de trois ans en matière délictuelle et de dix ans en matière criminelle — et les faits les plus récents datent de 25 ans), que les mineurs en question sont majeurs depuis longtemps et qu’ils ont d’ailleurs formellement déposé plainte par eux-mêmes, alors que la connaissance de ces faits par le cardinal Barbarin l’a été à un moment où ces faits étaient déjà prescrits depuis plus de vingt ans.
Pour poser la question autrement, en matière d’agressions sexuelles sur mineurs, et plus généralement de maltraitance sur personnes vulnérables, est-on obligé de dénoncer des faits même prescrits depuis très longtemps ?
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L’article 434-3 du code pénal est inséré dans un chapitre du code consacré aux entraves à la justice, et plus spécialement aux entraves à la saisine de la justice. Cet article a pour but la protection des victimes les plus fragiles (enfants ou personnes vulnérables) qui ne seraient pas en mesure de se protéger par elles-mêmes en saisissant la justice, alors que les faits délictueux sont encore en cours, ou qu’ils sont terminés. Si cette incrimination est classée parmi les entraves à la justice, c’est que par définition une action en justice est encore possible. Par ailleurs, si la victime est devenue majeure et/ou n’est plus dans une situation de vulnérabilité, et qu’elle peut déposer plainte par elle-même, la seule connaissance de faits délictueux la concernant ne saurait non plus constituer une entrave à la justice, le principal intéressé étant en mesure de la mettre en mouvement.
Pourtant, le tribunal correctionnel estime que, contrairement à l’article 434-1 du même code, il n’est pas précisé que ledit article 434-3 ne serait applicable que dans les hypothèses où « il est encore possible de prévenir ou de limiter les effets, ou dont les auteurs sont susceptibles de commettre de nouveaux crimes qui pourraient être empêchés ». Et le tribunal correctionnel d’en déduire que peu importe ici que les faits soient prescrits ou non, ce texte « ne visant pas exclusivement une fonction utilitariste ». Cet argument peut-il être retenu ? Il ne me paraît pas. En effet, l’article 434-1 concerne exclusivement les crimes, qui sont les infractions les plus graves. Le raisonnement du tribunal conduit à admettre que les crimes prescrits n’auraient pas à être dénoncés, mais que les délits d’agressions sur mineurs ou personnes vulnérables doivent être dénoncés, même s’ils sont prescrits, y compris depuis plus de vingt ans. C’est là un résultat absurde au regard de la graduation des infractions.
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On ne voit par ailleurs pas ce que le tribunal sous-entend par « fonction non-utilitariste » d’un texte répressif. Probablement le tribunal entend-il préciser que ce n’est pas aux tiers de déterminer si les faits dont ils entendent parler sont prescrits ou non et que cette analyse juridique relève des autorités judiciaires. Cet argument peut être entendu en soi, sauf lorsque l’ancienneté des faits est telle que tous les délais de prescription (des délits comme des crimes) sont ici très largement dépassés (“Nul n’est censé ignorer la loi”). La question de l’éventualité de la prescription ou de la qualification pénale des faits ne se pose plus, ici, à cause de l’ancienneté de ces faits. L’argument du tribunal est donc susceptible d’être entendu, sauf le cas de l’évidence.
Peut-être le tribunal sous-entend-il ici également que le fait de dénoncer des faits même prescrits pourrait permettre de faire émerger une vérité trop longtemps enfouie, et qu’il y aurait ainsi une fonction sociale à la dénonciation de faits prescrits. Mais dans une telle hypothèse, pourquoi limiter cette fonction sociale aux seuls délits de maltraitance sur mineurs ou personnes vulnérables ? Pourquoi le législateur ne l’aurait-il pas étendu à toutes les infractions, et en particulier aux crimes sexuels, par exemple aux viols ? En réalité, telle n’était pas l’intention du législateur et il n’existe pas de fonction « non-utilitariste » des textes répressifs.
Ce qui est en cause, c’est la valeur de la prescription en droit pénal
À suivre cette décision, si elle fait jurisprudence, on obligerait désormais tout tiers qui aurait connaissance, même vingt-cinq ans après leur commission (voire même trente ou soixante ans après, c’est-à-dire en réalité de manière imprescriptible), de faits de maltraitance sur mineur ou personne vulnérable dont il est évident que le coupable ne peut plus être poursuivi, à dénoncer malgré tout ces faits. Ce serait là une forme d’imprescriptibilité d’un délit, dans la mesure où il suffit que la victime d’un fait prescrit de maltraitance ou d’agression sexuelle sur mineur ou sur personne vulnérable en parle de manière circonstanciée à un tiers pour que ce tiers soit aussitôt susceptible d’être poursuivi pour non-dénonciation dudit délit. Ainsi, faute de pouvoir poursuivre le véritable auteur, on poursuivra le tiers qui n’a pas dénoncé. Et rien n’interdit d’agir ainsi autant de fois que la victime voudra. Ce raisonnement par l’absurde montre que cette règle n’aurait pas de sens au plan pénal.
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Au demeurant, le texte prévoit que l’infraction est constituée si la victime est mineure au moment des faits délictueux ou dans un état de vulnérabilité. La défense a fait valoir que les victimes qui se sont fait connaître au cardinal Barbarin en 2014 et 2015 ne sont plus mineures, qu’elles ne sont pas en état de vulnérabilité et même qu’elles ont déposé plainte pénale par elles-mêmes ! De telle sorte qu’elles étaient en mesure de se défendre par elles-mêmes. Comment ce texte serait-il encore applicable ? Le tribunal correctionnel estime pour sa part, s’appuyant sur le principe d’interprétation stricte des lois pénales, que ce serait ajouter une condition au texte que d’obliger la victime à être encore mineure ou vulnérable au moment de la dénonciation des faits à un tiers pour que le délit de non-dénonciation soit constitué. Il est exact que le texte ne le précise pas. Mais encore une fois, l’article 434-3 est situé dans le chapitre des entraves à la saisine de la justice : lorsque la victime n’est plus dans une situation de minorité ou de vulnérabilité et qu’elle peut elle-même mettre en mouvement l’action pénale, on saisit mal la justification de cette obligation de dénonciation de faits que la victime elle-même n’aurait pas dénoncés alors qu’elle en avait les moyens. Et a fortiori lorsqu’au moins trois des victimes, comme c’est ici le cas, ont précisément déposé plainte pénale et que leur action a été jugée prescrite. De façon surprenante, le principe invoqué d’interprétation stricte de la loi pénale conduit le tribunal à adopter une interprétation extrêmement élargie des cas d’ouverture. Afin de s’assurer qu’il puisse toujours y avoir un responsable/coupable potentiel, même lorsque toute action contre le véritable auteur est devenue impossible ?
L’élément intentionnel : la question du « scandale public »
Enfin cette infraction suppose que soit retenu un élément intentionnel, à savoir l’intention d’entraver le cours de la justice. Il est difficile ici de ne pas suivre l’avis du parquet, pour qui la victime qui s’était confiée en 2014 au cardinal Barbarin admettait elle-même que les faits étaient prescrits, qu’elle n’était plus ni mineure ni en état de vulnérabilité l’empêchant d’agir elle-même en justice, et alors qu’en réalité elle avait saisi le cardinal Barbarin d’une demande d’écarter le père Preynat de toute activité pastorale, et non de saisir la justice en ses lieu et place ou de dénoncer des faits qu’elle savait être prescrits. Pourtant le tribunal a également retenu cet élément intentionnel, considérant que l’absence de dénonciation des faits reprochés au père Preynat résultait en réalité de son souhait que l’affaire ne s’ébruite pas, en s’appuyant notamment sur la note reçue du Saint-Siège qui préconisait de prendre à l’encontre du père Preynat des mesures d’éloignement, tout en invitant le cardinal Barbarin à « éviter tout scandale public ».
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Le recours à cette notion de “scandale public” a manifestement emporté la conviction du tribunal que l’Église souhaitait ici cacher quelque chose (« Philippe Barbarin a fait le choix en conscience, pour préserver l’institution à laquelle il appartient, de ne pas les transmettre à la justice »). Peut-être est-il utile de préciser que cette notion de droit canonique ne relève que du cadre disciplinaire du droit propre à l’Église ? Cette notion n’a rien à voir avec une quelconque volonté de cacher quoi que ce soit à l’autorité judiciaire. La notion de scandale public est ici subordonnée à la vérité : « Parfois nous devons prendre garde au scandale envers le prochain, et parfois ne le condamner en rien. Nous avons appris cela de notre Créateur lui-même. […] Si le scandale vient de la vérité, il vaut mieux laisser naître le scandale plutôt que de laisser de côté la vérité » (St Grégoire le Grand, Homilia in Ezekielem VII) ; ou Bernard de Pavie : « On doit noter que, lorsque nous agissons bien, il faut parfois prendre garde de ne pas scandaliser notre prochain et parfois ne condamner en rien le scandale. En effet, tant que nous pouvons éviter de scandaliser notre prochain sans pécher, nous le devons. Mais si ce scandale vient de la vérité, il est plus utile de laisser naître le scandale que de laisser de côté la vérité » (Liber Extravangantium, 5, 37 De regulis iuris, c. 9). Le conseil émanant de Rome était d’étudier le moyen d’éviter un scandale public, mais certainement pas au prix de la vérité ou de la justice.
Précisément, le cardinal Barbarin ne pouvait méconnaître la décision du 4 septembre 2001 qui avait condamné Mgr Pican, évêque de Bayeux, pour non-dénonciation sur le même fondement, à la différence que certains faits connus de Mgr Pican n’étaient alors pas prescrits. Si le cardinal Barbarin n’a pas dénoncé ces faits, ce n’est pas pour cacher quoi que ce soit, et son attitude active lors de l’enquête l’a montré, mais parce qu’il avait la certitude que les faits, non réitérés depuis vingt-cinq ans, étaient désormais prescrits et que l’obligation de dénonciation n’existait en réalité plus. Il lui avait été demandé par les plaignants que ce prêtre soit éloigné, et ce fut fait.
Ce faisant, le tribunal correctionnel innove et élargit l’applicabilité de cette obligation de dénonciation aux faits même prescrits, y compris depuis plus de vingt ans, et même lorsque les victimes ont-elles-mêmes déposé plainte : “désormais, dans tous les cas, ne pas réfléchir, dénoncer”, semble être le message adressé à tous par le tribunal correctionnel de Lyon. Même si cette décision est infirmée en appel, le mal est fait, Mgr Barbarin ayant annoncé le jour même du délibéré qu’il présenterait sa démission au pape : faute de pouvoir juger le vrai responsable, le tribunal cloue au pilori un cardinal et, derrière lui, toute l’Église. « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère — ou quelqu’un des tiens » (Le Loup et l’Agneau).
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