À l’occasion du colloque de lancement de la plateforme européenne One of Us, ce 23 février à Paris, le philosophe Pierre Manent répond aux questions d’Aleteia sur les causes culturelles de la crise européenne.
Une centaine d’intellectuels européens réunis autour de l’académicien Rémi Brague lance ce samedi 23 février la plateforme de réflexion “One of Us” lors d’un colloque au Sénat. Leur objectif : “Libérer les intelligences en Europe, là où sévit le plus la terreur intellectuelle”, pour “tirer au clair la conception de l’homme sur laquelle repose notre civilisation”. Parmi eux, le philosophe Pierre Manent qui répond aux questions d’Aleteia sur les causes profondes de la crise européenne.
Aleteia : l’Union européenne n’a jamais semblé aussi éloignée des Européens. Quelles sont les causes profondes de cette crise de confiance ?
Pierre Manent : À la différence des États-Unis d’Amérique, l’Union européenne n’a jamais été fondée. Ses promoteurs ont pensé, ou rêvé, qu’elle était tellement désirable, tellement évidente, qu’elle finirait par advenir au terme d’un développement historique irrésistible et irréversible. Mais ce qui n’est pas fondé au commencement ne sera pas fondé à la fin… Nous sommes donc engagés dans un processus de construction qui renvoie toujours à demain l’action décisive, et qui escompte qu’une accumulation de mesures évidemment insuffisantes finira par produire un effet suffisant. Le contraste entre les ambitions, ou les prétentions, de l’Europe et sa réalité est devenu un fait politique majeur. Nous nous trouvons donc « au milieu du gué », et incapables d’avancer comme de reculer. La scène politique est évidemment partagée entre ceux qui voudraient avancer « vers l’Europe » et ceux qui voudraient revenir « vers la nation », et leur dispute risque de durer et de rester stérile car si d’un côté, le saut dans l’Europe fédérale est clairement impossible, de l’autre un pur et simple « retour à la nation » est difficile à concevoir puisque les dernières décennies ont considérablement affaibli et délégitimé les nations. Nous devons donc trouver les moyens de lier d’une manière différente la vie dans nos nations et la perspective européenne. Nos différentes nations sont le cadre premier de notre vie sociale et politique, elles méritent d’être conservées et renforcées. En même temps, on doit constater que le poids des nations européennes dans le monde est déclinant. Il importe donc que nos différentes nations soient de plus en plus capables de mener des actions communes dans l’ordre industriel, diplomatique, militaire.
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Partout en Europe, nous observons les mêmes poussées de fièvre populiste, la montée de l’abstention, des émeutes sociales mobilisant des citoyens plus ou moins désespérés. S’agit-il d’une crise de la politique elle-même ?
Les citoyens ordinaires ont le sentiment, souvent fondé, que leurs gouvernants ont perdu le sens de leurs responsabilités pour la chose commune. Les gouvernants regardent « vers l’Europe » ou « vers le monde ». Ils cherchent leur légitimité non plus dans le peuple qu’ils gouvernent mais dans des principes abstraits comme les droits de l’homme, c’est-à-dire en pratique les droits de l’individu. Les citoyens ont le sentiment que leur régime politique est de moins en moins représentatif. Ainsi les gouvernants et les gouvernés se sentent de plus en plus éloignés les uns des autres : perte de confiance d’un côté, perte du sentiment de responsabilité de l’autre ; défiance, désobéissance et même révolte d’un côté, soupçon, mépris, réprobation morale de l’autre. Les inégalités économiques croissantes ne seraient pas si délétères si elles ne s’accompagnaient pas d’une séparation morale qui prend une acuité de plus en plus dangereuse.
Comment sortir de cette aliénation réciproque qui déchire de plus en plus la trame de la vie commune ?
Je ne vois pas d’autre solution que de retrouver les voies du gouvernement représentatif. C’est notre régime, aucun autre ne se présente à nous. Nous avons oublié combien l’installation de ce régime a été longue et difficile dans la plupart des pays européens. Il réclame un exigeant travail sur soi des gouvernants comme des gouvernés. Il nous faut réapprendre à trouver en nous-mêmes nos motifs et raisons d’agir, ce qui ne veut pas dire se replier sur une « identité » qui serait « bonne » simplement parce qu’elle serait « nôtre ». Puiser en nous-mêmes nos raisons d’agir, c’est nous orienter à partir de nos expériences politiques, sociales, morales, spirituelles, telles que nous les faisons effectivement et sincèrement dans la vie que nous menons aujourd’hui. Nous avons devant nous un grand effort de sincérité collective à conduire.
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Une Europe fidèle à ses principes fondateurs, comme la dignité humaine, est-elle possible ?
Il faut éviter, je crois, les propositions qui « habillent trop large ». On ne peut pas résumer la tâche qui est devant nous par un mot comme « dignité » dont le sens a varié au cours de l’histoire européenne, et qui justifie aujourd’hui des perspectives morales très différentes et même opposées. Nous souffrons d’abord d’une extraordinaire confusion. Voyez l’usage intempérant que nous faisons de la notion de « valeurs » : nous nous jetons nos « valeurs » à la tête sans savoir de quoi nous parlons. Il faut retrouver l’intelligence de nos domaines d’expérience : la vie politique, la vie familiale, la vie religieuse, la relation entre les sexes, etc. Tous ces domaines distincts ont été recouverts par la « neige de cendre » d’un langage universel qui parle de tout sans discerner le propre de rien, le langage des droits individuels illimités. Respecter les droits de l’homme est très important, mais retrouver une compréhension large et honnête des grands domaines de la vie humaine ne l’est pas moins. On ne peut pas par exemple organiser la vie familiale et sociale en ne prenant en considération que des « individus égaux », c’est-à-dire des individus dépourvus de sexe. On s’oblige en effet alors à vivre dans une société artificielle, à parler un langage mensonger avec lequel notre expérience est toujours en porte-à-faux. Je reviens à la notion qui me paraît la plus décisive : c’est à un effort de sincérité personnelle et collective que nous sommes appelés.