Pour l’historien des idées, auteur du « Pari chrétien », la perte de croyance dans les institutions et la dégradation du politique au degré zéro de la réflexion et de l’action sont la vraie leçon de cette crise.C’est une évidence, et les catholiques de France l’ont entendu de la voix de plusieurs de leurs évêques : il serait dramatique de ne pas accueillir, devant ces manifestations de Gilets jaunes, l’expression de la souffrance et de la colère de personnes qui, notamment dans les territoires oubliés de la République, se sont sentis souvent légitimement abandonnées, méprisées et dans une situation d’insécurité économique, sociale et culturelle inédite. C’est une autre évidence, par les mêmes à juste titre rappelée : la violence n’est pas la solution, d’autant plus qu’elle est sporadique et non maîtrisée. Mais allons au-delà de ces considérations pour tenter de voir plus loin.
Une révolte surprise mais classique
Sans doute n’est-ce pas évident pour ceux qui habitent Paris, ville en état de gentrification accélérée, de mesurer le désarroi de certaines populations de nos campagnes à l’abandon ou de nombreuses petites villes de province laissées pour compte dans le processus de mondialisation. Mais pourquoi cette explosion soudaine d’exaspération et de colère à la faveur d’une hausse du carburant, alors que l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République avait fait naître un espoir inédit, notamment chez des citoyens qui, depuis plus ou moins longtemps, avaient déserté la politique ? De quoi ce mouvement des Gilets jaunes est-il le signe ?
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Il s’agit ni plus ni moins que d’une classique révolte populaire telle qu’on n’en avait pas connu depuis les derniers soubresauts révolutionnaires du XIXe siècle, notamment la révolution de 1848 (la Commune de 1871 pourrait être considérée comme la dernière manifestation de ce genre, même si elle est un phénomène encore plus complexe à analyser). Mais depuis la victoire de 1918 et le triomphe de l’Union Sacrée, tout cela est terminé. Comme l’a montré Fabrice Bouthillon dans L’Illégitimité de la République (Plon), en gagnant la guerre, le nouveau régime s’est acquis une légitimité et depuis, aucune contestation populaire ne vient le troubler. 1968 a été un mouvement de bobos avant l’heure. Quant aux grandes manifestations de 1984 en faveur de l’école libre et de 2012-2013 contre la loi Taubira, elles comportaient bien trop de lodens pour ressembler à une insurrection. C’est dire que les Gilets jaunes ont pris tout le monde de court. Le mouvement trouve ses racines dans les anciennes jacqueries où, tout d’un coup, après avoir courbé l’échine sans murmurer, le peuple armé de fourches incendiait le donjon, massacrait le seigneur et violait châtelaine et servantes, puis, comme hébété par une telle violence qui, immanquablement était châtiée, retournait ployer sous le harnais. Triste, mais vrai. La leçon est simple : de ce genre de mouvement spontanés et incontrôlables, il ne sort jamais rien de constructif politiquement.
Trente ans d’inertie
Du point de vue de nos gouvernants, cette histoire doit aussi être relue avec une certaine profondeur de champs. Ignorons les discours écœurants de certains leaders Les Républicains, venant la main sur le cœur, s’indigner de la politique d’Emmanuel Macron et de son mépris pour les classes populaires. Sans vouloir ici à toutes forces défendre un président indéfendable par sa stratégie jupitérienne d’isolement qui le coupe des réalités du terrain, il paye en réalité trente ans d’inertie des gouvernements successifs. Trente ans c’est François Mitterrand élu par le peuple de gauche qui se rallie à la finance ; c’est Jacques Chirac, élu en 1995 sur le thème de la fracture sociale et qui mène une politique opposée à ce qu’il avait proclamé le cœur sur la main et les yeux dans les yeux durant sa campagne. A côté d’une telle maestria dans le mensonge, ceux de Laurent Wauquiez qui se voient comme un nez de clown auquel on a accroché une fausse barbe, relèvent de l’amateurisme le plus total. C’est l’espoir sans suite d’une réforme avec Nicolas Sarkozy. C’est enfin l’immobilisme érigé en système par François Hollande et l’abandon par la gauche du social pour le sociétal. En réalité, depuis la montée du Front national au milieu des années 80, la classe politique a déserté le terrain social, laissant au parti d’extrême-droite le soin de neutraliser toute contestation.
Le débat discrédité
À partir du moment en effet où la voix du peuple laissé pour compte était confiée à un porte-parole dont la logique de bouc-émissarisation (l’immigré avant le migrant) venait contaminer l’ensemble du discours, non seulement ce peuple, considéré par une certaine élite comme par essence stupide et inculte puisqu’il votait pour de tels représentants, n’était pas entendu, mais, pire encore, toutes les questions désertées par le pouvoir et dont le FN s’était emparé avec sa logique mortifère, devenaient discréditées : et c’est ainsi que, depuis une dizaine d’années, aucun débat sérieux sur la France et l’Europe n’a pu avoir lieu dans notre pays, ni sur le mode de vie de nos concitoyens dans les banlieues ou les territoires oubliés de la République. Les partis dominants, certains que jamais ils ne seraient battus par le consortium familial Le Pen, se sont vautrés dans une paresse intellectuelle et une inaction politique dramatiques. Et parallèlement, avec ce sourire de ravi de la crèche qui ne le quittait jamais, Jacques Chirac déconstruisait méthodiquement tant les institutions de la Ve République dues à la vision monarcho-républicaine du général de Gaulle dont il ne cessait pour autant de se revendiquer que tout le ciment du corps social et de la vie démocratique : la réforme du quinquennat, et l’abandon du service militaire furent deux symboles de ce torpillage, tandis que le refus de tenir compte des résultats du référendum de 2005 refusant l’adoption du traité de Rome II réduisait à un discours pieux toute profession de foi démocratique.
La twitterisation de la politique
C’est très exactement ce que nous payons aujourd’hui. Élection après élection, les abstentionnistes qui refusent de céder aux sirènes des extrêmes sont tancés lors des soirées électorales. Chacun entonne le beau discours bien connu de l’inquiétude par rapport au divorce entre la classe politique et le peuple français. Mais le lendemain, tout recommence comme avant puisque les crocodiles des partis sont assurés de garder le gâteau pour eux. C’était évidemment sans compter sur l’intelligence et l’intuition d’Emmanuel Macron venu rafler la mise en 2017 en faisant exploser le système. Mais faute d’avoir su immédiatement réformer le pays, il est aujourd’hui considéré comme un politique comme les autres, ce qu’il sera sans doute aux yeux de l’Histoire. N’est pas Bonaparte qui veut. Sans doute est-il simplement plus détesté à la mesure de l’envie que son talent suscite.
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Le résultat est que nous vivons dans une République où, un an après son élection de maréchal, un président de la République est considéré par le peuple comme illégitime. C’est exactement ce que disent les représentants des Gilets jaunes : Emmanuel Macron doit démissionner parce qu’on ne veut plus de lui. C’est la twitterisation de la politique, le triomphe de l’instantané et du slogan, la mort du temps long sans lequel le politique n’existe plus. C’est aussi la réponse du berger à la bergère. Nicolas Sarkozy avait dit à un contestataire qui l’avait peut-être mérité, mais sûrement pas en ces termes : « Casse-toi pauvre c.. » ! Aujourd’hui, pour nombre de nos concitoyens, la démocratie c’est de dire au président légitime « Casse-toi pauvre c.. » et de proclamer dans les médias qu’on va envahir l’Élysée si l’on en a envie.
Cette perte de croyance dans les institutions républicaines, cette dégradation du politique au degré zéro de la réflexion et de l’action sont à mon sens la vraie leçon de cette crise. Cela dit non pour rajouter une dose de condescendance envers nos concitoyens désemparés. Mais le mouvement des Gilets jaunes n’est pas à la hauteur des défis politiques qui sont les nôtres. Il serait aussi fautif de les excuser comme des enfants que de les mépriser ouvertement. Ce qui importe avant tout est de savoir si on peut encore gouverner dans une démocratie comme la nôtre. Cette question se pose en premier lieu à la classe politique. Mais les politiques prendront-ils la mesure de leur responsabilité ? À force de tout laisser filer, de ne pas traiter les vrais problèmes, en ont-ils encore la volonté ?