L’Armistice du 11 novembre ouvre une période d’instabilité grave et de guerres civiles dans toute l’Europe centrale. Les vaincus ruminent leur revanche devant les nouvelles frontières. Le second conflit mondial devenait inévitable.Les dernières semaines de la guerre de 14-18, puis les traités de paix consacrèrent l’éclatement de l’Europe centrale et orientale, alors structurée en trois États, l’empire de Russie, l’empire d’Allemagne et l’empire d’Autriche-Hongrie. Cet éclatement se fit au profit de nouvelles structures étatiques fondées sur un désir ardent de liberté nationale, mais aussi gonflées par les haines et les rancœurs. Elles se révélèrent fragiles et furent le terreau de guerres à venir.
Lire aussi :
L’Armistice, et après ? La Russie oubliée
Songeons, pour nous représenter ce que fut le siècle dans cette partie de l’Europe, qu’un homme de la longévité de l’archiduc Otto, né en 1912 et mort en 2011, vint au monde sujet de l’empereur François-Joseph (monté sur le trône en 1848), connut la Première Guerre mondiale, l’effondrement de l’antique monarchie des Habsbourg et son éclatement, des années de guerre civile, la peur de l’invasion russe communiste, l’annexion au Reich allemand et la fin de la république d’Autriche, l’occupation allemande, la Seconde Guerre mondiale, encore une fois la défaite, la menace de l’occupation soviétique, et la déchirure de l’Europe en deux blocs, quarante ans de paix armée, enfin le retour à la liberté avec la chute du Rideau de fer, mais encore l’éclatement de la Tchécoslovaquie, la guerre civile en Yougoslavie, l’émergence d’une Union européenne, et au soir de la vie, la renaissance des tensions avec la Russie. C’est ce que l’on peut appeler une vie exagérément remplie par la fureur et le feu. Eh bien ! ce fut celle de ceux qui, comme Zweig également, ou Freud, et tant d’autres, naquirent sujets de l’empire d’Autriche-Hongrie et virent s’embraser l’Europe centrale et orientale au soir de la Première Guerre mondiale.
Le réveil des nations et le crépuscule des empires
Les offensives des puissances de l’Entente sur les fronts français, italien, balkanique et levantin durant l’été 1918 sonnaient l’imminence de la défaite allemande, austro-hongroise et ottomane. Les peuples des puissances de l’Alliance, soumises à de rudes sacrifices depuis quatre ans, ne supportèrent pas l’affront de l’échec. Cela en était trop ! Les fils tombés par millions l’avaient été presque en vain. Les privations alimentaires dues au blocus avaient été acceptées pour rien. La guerre allait s’achever sur une défaite cuisante. Las de tant de souffrances et aiguillonnés tant par les agitateurs communistes que par l’indifférence apparente des généraux du Grand Quartier général de Spa, les peuples se soulevèrent en Allemagne et en Autriche-Hongrie.
En Allemagne, ce fut l’émeute socialiste et la grève, notamment à Berlin, mais aussi à Kiel, où les marins se mutinèrent, et dans toutes les capitales des États de l’empire fédéral. Dans le sud, en Bavière, et en Rhénanie à l’Ouest, les autonomistes redressaient la tête, rappelant que le Reich allemand était une union fragile de moins de cinquante ans. En Autriche-Hongrie, aux émeutes socialistes s’ajoutèrent le soulèvement des peuples, désireux de quitter l’union de la double couronne des Habsbourg. En Hongrie, on voulait bien toujours du roi, mais plus de l’Autriche. Dans cette dernière, Charles Ier était écarté, et on en tenait pour la république. En Bohème et en Moravie, une fragile Tchécoslovaquie voyait le jour contre l’Autrichien, associé à l’Allemand honni, tandis que les sujets de Galicie se levaient pour rejoindre la toute jeune Pologne.
Lire aussi :
Centenaire de l’Armistice : honorer la paix ou la victoire ?
Cette Pologne qui avait disparu lors des partages successifs de la fin du XVIIIe siècle entre la Prusse, l’Autriche et la Russie, et à laquelle le kaiser Guillaume II venait de rendre la vie par le traité de Brest-Litovsk de mars 1918, en arrachant des terres à la Russie vaincue, s’agrandissait déjà de nouvelles terres. Elle n’allait pas tarder à en recevoir d’autres encore sur le dos de l’Allemagne, cette fois, dont la diplomatie cynique lui retombait sur la tête.
Ailleurs encore, Croates, Slovènes, Bosniaques, rêvaient d’indépendance. Ils n’en profiteraient guère, rapidement aspirés après les traités de 1919 et 1920 par la Serbie, État à l’origine du conflit malgré lui, providentiellement sauvé grâce à sa pugnacité et à l’aide française et britannique, et qui deviendrait le plus bénéficiaire territorial de la guerre, se muant d’ailleurs en un royaume de Yougoslavie, c’est-à-dire réunissant les Slaves du sud de l’Europe.
Le 9 novembre 1918, dans ce grand fracas, peu après l’abandon austro-hongrois, l’empereur Guillaume II abdiquait et se réfugiait aux Pays-Bas, accueilli par la reine Wilhelmine. Dans l’Allemagne en ébullition, sociaux-démocrates et conservateurs s’entendaient pour proclamer une république dans l’urgence et signaient l’armistice le 11. Il était grand temps. L’armée devait rentrer. Le pire était à prévenir outre-Rhin.
La guerre continuait dans le reste de l’Europe centrale et orientale
Plus loin à l’Est, encore, dans les États nés du traité de Brest-Litovsk l’agitation était à son comble. L’Ukraine, les pays baltes, la Pologne et la Finlande devaient créer presque de toutes pièces leurs structures étatiques, et résister aux incursions communistes venues de Russie. La guerre civile éclatait, augmentée de la menace de la guerre étrangère.
Là-bas aussi les peuples ne durent le maintien de leur fragile indépendance qu’à la conjonction de leur esprit combatif et l’aide très active de la France et du Royaume-Uni. Par ailleurs, ne connaissant pas vraiment de frontières et combattant avant tout le bolchevisme, partout des corps-francs, constitués de soldats démobilisés, notamment allemands, furent des supplétifs indispensables de l’armée régulière, spécialement en Prusse et en Courlande. Cette équipée guerrière se solda par l’émergence de régimes autoritaires, en Pologne, en Hongrie, en Roumanie et en Bulgarie, seuls moyens de survivre face à la menace toujours présente de la Russie devenue l’Union soviétique en 1922, et face aux risques jamais étouffés de troubles intérieurs. L’exemple de l’Ukraine, rapidement ravalée par le géant russe qui avait dû l’abandonner à l’influence allemande en 1918, était assez éloquent pour tout le monde. La Mitteleuropa était en sursis.
Lire aussi :
Sous l’Arc de Triomphe, un hommage aux 5.098 prêtres morts pendant la Grande Guerre
Cette ampleur des guerres civiles qui faillit voir disparaître l’Allemagne, dont naquirent les États d’Europe centrale, ne solda pas tous les contentieux. Les vaincus ruminaient toujours la revanche devant la frontière les séparant de leurs terres perdues. Le second conflit mondial devenait inévitable.
La guerre suivante en germination
On comprend mieux l’importance de l’autoritarisme politique entre les deux guerres, si on mesure cette menace communiste et ces conditions de naissance des États. On comprend mieux aussi pourquoi les revendications pangermanistes de Hitler reçurent autant d’échos. Les Allemands se trouvaient séparés de leurs frères par de nouvelles frontières, et les peuples indépendants entendaient bien se défendre contre toute modification de ce nouvel ordre des choses dont ils bénéficiaient. On comprend aussi mieux pourquoi les Roumains, les Bulgares, les Hongrois, les Slovaques, les Baltes, les Ukrainiens et les Finlandais considérèrent les Allemands comme des protecteurs, voire comme des libérateurs, en 1941, au début de l’invasion de l’URSS. Certes, ils allaient bientôt déchanter. Ils ne pouvaient le savoir à l’avance. En revanche, ce qu’ils savaient, c’est qu’ils avaient vécu vingt ans avec le souvenir de la guerre, et la menace de son renouvellement juste de l’autre côté de leur frontière commune avec le monde communiste. Seuls les Polonais et les Tchèques restèrent absolument fermes contre la renaissance de la puissance allemande, et malgré la menace soviétique. Ils savaient qu’ils étaient de ceux qui avaient le plus à y perdre. La suite leur serait fatale, et la France, qui avait volé une fois à leur secours en 1919, ne le ferait pas une seconde fois. Mais cela aussi, ils l’ignoraient.
À l’Ouest, ce fracas nous terrorisait. Nous en craignions la contagion. Il nous semblait fort loin également. Il est vrai que nous avions tant de blessures à soigner. Et puis… nous étions vainqueurs…