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“L’Agneau mystique”, méditation sur la Toussaint universelle

GHENT ALTARPIECE
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Dominique Ponnau - publié le 31/10/18
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Au seuil de Toussaint, Dominique Ponnau médite, de manière très intime, une œuvre majeure de l’art sacré, le tryptique de "l’Agneau mystique" de la cathédrale de Gand. Ce miracle d’harmonie résume entièrement, du début à la fin, le monde sauvé. Autour du Christ sauveur, chaque homme est uni à tous les hommes et tous les saints du Ciel.

Au seuil de Toussaint, Dominique Ponnau médite, de manière très intime, une œuvre majeure de l’art sacré, le tryptique de “l’Agneau mystique” de la cathédrale de Gand. Ce miracle d’harmonie résume entièrement, du début à la fin, le monde sauvé. Autour du Christ sauveur, chaque homme est uni à tous les hommes et tous les saints du Ciel.

Lecteur, ne vous scandalisez pas trop vite en lisant ce qui suit. Ce n’est peut-être pas très “orthodoxe” (à moins que ce ne le soit selon “la hauteur, la largeur, la profondeur” du cœur de Dieu, tels que les évoque saint Paul ? Qui sait ? Mais vous en jugerez.

“Au présent de ma propre vie”

Je m’étais engagé à écrire quelques lignes sur le polyptique de Gand, peint par les frères Van Eyck, Hubert puis Ian, au début du XVe siècle, qui a pour thème l’Agneau mystique, chef-d’œuvre parmi les plus grands qu’aient inspiré aux hommes le génie, la connaissance intime de l’Écriture, la foi. Je tenterai ici de remplir cet engagement. Mais je ne pense pas le trahir en le vivant au présent, au présent de ma propre vie, de mes expériences récentes, de la fraternité qui m’unit et nous unit tous à la multitude innombrable des humains qui peuplent, peuplèrent, peupleront le monde, depuis ses origines jusqu’à son terme.

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Nous en vivons aujourd’hui l’entre deux. Cet entre deux emprunte encore son essence à l’Alpha, l’emprunte déjà à l’Omega qu’est le Christ. En Lui, tout fut, est, sera, dès à présent, récapitulé. “Je suis, dit-Il, le commencement et la fin, l’Alpha et l’Omega”. Tel Il fut, tel Il est, tel Il sera. Depuis les commencements du monde présent, et bien avant. Jusqu’à l’épuisement des siècles, et bien après. Depuis toujours et pour toujours. Avant comme après le jour initial et le jour ultime. Autant en ce bref instant où sur le clavier courent ces lignes qu’en l’éternité plongeant dans l’infini ce bref instant. Vertigineuse Présence de Jésus-Christ en l’infime présence de ce bref instant, qui de lui ne laissera nulle trace.

Dans le cœur de Dieu

Nulle trace ? Il n’est rien, fût-ce le rien, qui ne laisse une trace, s’il s’est offert au plus fugitif paraître, dans le Cœur de Dieu ! “Liber scriptus proferetur, in quo totum continetur, unde mundus judicetur“, “Le Livre sera présenté, qui contient la totalité, d’où le monde sera jugé”. Le bouleversant Dies irae, qui fit naguère frémir d’épouvante de frileux liturges — ni Moralès, ni Victoria, ni Mozart, ni Verdi n’avaient eu de ces effrois infantiles devant le tragique de la vie et de la mort —, tragique qui a survécu à son abandon, comme au remplacement du noir par le violet, le bouleversant Dies irae a fait place à des chansonnettes. Mais le tragique est resté.


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Suis-je en train de nier la Miséricorde infinie de notre Dieu ? Ah non ! N’allez pas m’en accuser ! Ce serait trop facile. Et surtout ce serait faux. Dernièrement encore, au Sacré-Cœur de Montmartre, je contemplais ce Christ immense de l’abside, au Cœur d’or resplendissant, ouvrant tout grands les bras à tous ceux qui veulent s’y blottir. Et tous, tous tant que nous sommes, nous sommes des pécheurs, parfois de grands pécheurs, encore que nous n’ayons pas à nous juger nous-mêmes. Mais tous nous avons place en ce Cœur d’or resplendissant. Craignons Dieu, mais d’une crainte filiale, d’une crainte qui exclut la peur. D’une crainte qui nous invite, sans peur, à nous recueillir dans les bras du Fils de Dieu en la Trinité sainte. Et sachons reconnaître sa grandeur non dans la mièvrerie, mais dans l’exigeante splendeur. Ou alors, rejetons le chant grégorien, Beethoven, Michel Ange, Grünewald, Shakespeare, Dostoïevski. Et rejetons le triptyque de Gand.

Le tryptique de Gand

Mais lui, c’est vrai, ne fait pas peur. Il se donne pour ce qu’il est : un miracle d’harmonie. De paix. Malgré les vicissitudes tumultueuses qu’il a traversées tout au long de son histoire. Il assume, résume, entièrement, du début à la fin, le monde sauvé. Peu importe les légères disproportions retenues par les historiens de l’art et visibles à l’œil attentif entre les divers encadrements où se meuvent ses images du Salut. Du Salut de l’homme et du monde il est la geste. Depuis le premier péché. Adam et Ève encadrent aux deux extrémités du retable ouvert, dans la splendeur grave de leur jeune nudité, la grâce de la Miséricorde offerte à l’humanité déjà souillée par le meurtre, à peine visible en sa grisaille, perpétré par Caïn sur Abel son frère. “Là où a abondé le péché a surabondé la grâce.”


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Mais ces débuts du monde sont eux-mêmes discrètement enclos dans l’instant éternel où l’ange Gabriel, immense, au point de frôler le plafond de la chambre où se tient la Vierge Marie — cette grandeur angélique extrême ne me semble pas une maladresse comme on l’a dit, mais une intention du peintre —, annonce à la jeune fille l’Enfantement divin qui, en son corps virginal, opère en cet instant à tout autre incommensurable l’avènement du Verbe de Dieu. Pour les hommes de ce temps-là, comme il devrait en être aussi pour ceux du nôtre, l’Annonciation est, par excellence, le Jour du Salut universel. Gabriel et Marie, splendides en leurs vêtements aux plis immenses, sont traités cependant en grisaille, comme, au-dessous d’eux les deux Jean, le Baptiste et l’Évangéliste, celui qui achève le monde ancien et celui qui en inaugure le nouveau, comme si la magnificence de leurs rôles spirituels respectifs gagnait à la discrétion et comme au retrait de son apparence.

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Les paroles de l’ange

Gabriel tient un lys marial et montre à la jeune fille, au-delà des poutres de sa demeure charnelle, la Demeure de l’Éternel qui en elle s’incarne. Marie l’entend-elle ? Sans doute, mais dans le divin Silence de l’Esprit-Saint, colombe immaculée à laquelle tout entière elle se donne, s’abandonne. Les paroles de l’ange pourtant, en lettres d’or, sont le léger effluve de ses lèvres souriantes, qui, avant d’atteindre Marie, flottent dans l’air limpide d’une cité flamande d’aujourd’hui, c’est-à-dire des débuts de la troisième décennie du XVe siècle, comme de l’an 2018 où ces lignes, à Paris, sont tracées, autant que d’une bourgade de Galilée appelée Nazareth il y a deux mille ans. Les paroles de l’ange, depuis qu’elles furent prononcées en ce lieu, le sont partout et toujours, qu’on le sache ou non, jusqu’à la fin des temps.



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Marie, sans les écouter de ses oreilles charnelles, les entend de l’oreille du cœur. Elle ne regarde pas l’ange, toute tournée vers la colombe immobile, immobile et vivante à jamais, où murmure L’Esprit divin. Ce murmure, elle l’entend comme on lirait un livre de droite à gauche. Il rejoint au-dessus d’elle, de sa demeure et de la ville, vibrant de lettres d’or, les paroles de Dieu par les lèvres de l’ange. “Ecce ancilla Domini ; voici la servante du Seigneur” dit-elle en silence ; et tout est dit.

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Tout en bas, au temps du peintre, vêtus de riches couleurs, agenouillés, prie le couple du donateur et de la donatrice. Tout en haut, contemplant le mystère de notre Salut qu’ils ont annoncé, deux prophètes, Zacharie et Michée, ainsi que deux Sybilles, celle d’Erythrée et celle de Cumes, relevant, elles, non du monde biblique mais du monde païen, qui l’auraient, quoique de façon plus voilée, prédit elles aussi.

Ces temps de quête profonde, sans mettre en cause le caractère unique de la Révélation biblique, savaient bien que le mystère divin avait aussi répandu la semence de la Vérité dans bien des cœurs ni juifs ni chrétiens. La Vérité, sous la multiplicité de ses aspects, reconnaît les siens, je crois, tous les siens, à l’amour qu’ils ont les uns pour les autres. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est Jésus lui-même : “On reconnaîtra que vous êtes mes disciples à l’amour que vous aurez les uns pour les autres.”

La louange de tous les saints

Je fus il y a quelques jours en Bretagne pour les obsèques d’un homme très proche qui m’avait vu naître. Sa mort me laisse brisé comme un arbre fendu en deux. Il avait été d’Église, comme on disait, puis l’avait quittée. La droiture avait toujours été sa qualité majeure. Sa capacité à aimer, tout autant. Sa femme adorée, défunte depuis huit ans, non baptisée, l’avait beaucoup aidé à apaiser son cœur et à percevoir, par-delà les nuages, la Présence aimante du Créateur. Chaque jour, cet homme droit, bon, courageux, à son lever, disait, comme faisait Mozart (mais je ne pense pas qu’il ait fait le rapprochement) : “Mon Dieu, je te remercie parce que tu m’as créé.” Il pensait ensuite à tous les êtres proches qui avaient accompagné sa longue vie (lui-même mourut à près de cent ans) et se réjouissait à la pensée de les revoir un jour prochain. Ses enfants crurent respecter sa pensée en n’offrant à son âme que leur amour. Sa tombe, où demeurent aussi les restes mortels de sa femme, fut couverte de fleurs et de tendres pensées.


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Croyez-vous qu’il n’ait pas rejoint sa bien aimée dans les demeures éternelles, lui qui me chantait par cœur, à 98 ans, la quasi-totalité des strophes latines des Vêpres de la Saint-Jean-Baptiste et qui savait aussi qu’à celles de la Toussaint, telle au moins qu’on la fêtait dans notre jeunesse, était reprise la louange de tous les saints que l’on voit, dans le retable de Gand — et le peintre le voulut ainsi — : juges intègres, chevaliers du Christ, saints pèlerins et saintes pèlerines, saints ermites guidés par saint Christophe, immense comme il se doit, plus près du cœur de l’œuvre, c’est-à-dire de l’Agneau immolé, au milieu des forêts du frais gazon, des herbes odorantes et bénéfiques, des roses, des lys, des pâquerettes du paradis, venant par groupes disciplinés et gracieux comme en une danse, les vierges saintes, telles Agnès, Barbe, Apolline, Ursule, Dorothée, Marie-Madeleine, Marie l’Égyptienne, des saint évêques et pontifes romains, des saint martyrs, dont le premier, Étienne, et Liévin, le patron de Gand, des rois saints, des philosophes, des poètes, parmi lesquels, tout de blanc vêtu, couronné de myrte, tenant à la main le rameau d’olivier, le saint prince des poètes, Virgile, qui, né avant le Christ l’annonça dans sa quatrième églogue pensait-on — d’aucuns, dont je suis, le pensent encore — ; et devant eux, agenouillés, les prophètes et les apôtres, autour de la “fontaine de vie jaillissant du trône de Dieu et de l’Agneau”.

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Agenouillés autour du trône de cet “Agneau comme immolé, de cet Agneau de Dieu qui enlève (et porte) les péchés du monde, de cet Agneau qui est Jésus, Voie, Vie, Vérité”, les anges procèdent à son encensement ou portent les instruments de sa Passion. Où sommes-nous donc ? Au Paradis sans doute ! Mais aussi dans la Jérusalem du ciel, descendue en ce Jardin initial et ultime de l’histoire de la Création, “parée comme une fiancée pour la joie de son époux”, mais aussi à Gand, dont voici, à l’arrière-plan, la cathédrale Saint-Bavon, autrefois Saint-Jean-Baptiste, mais aussi à Utrecht, mais aussi à Saint-Pierre de Rome, mais aussi à Notre-Dame de Paris, mais aussi en tout lieu où l’on adore Jésus-Christ.

La gloire de tous les vivants

Et tout cela se fête, en présence des anges chanteurs et musiciens revêtus de chapes splendides, sous le regard de Dieu le Père, vêtu de rouge et d’or, portant la tiare de son règne universel et son titre de Dominator Dominantium, de Roi des Rois, donc, entouré de la Vierge en son humble gloire d’azur et de Jean-Baptiste, enveloppé de vert, qui désigne à notre adoration ce Roi des Rois, où la plupart aujourd’hui croient reconnaître, non pas tant Dieu le Père que Dieu en sa Trine Unité, en sa Trinité, aux pieds de qui, sous la merveilleuse couronne de son règne éternel, la colombe de son Esprit fond sur l’Agneau mystique.

La Toussaint est, de tous les jours saints — mais chaque jour est un jour saint — celui où l’on célèbre la gloire de tous les Vivants qui ont leur siège auprès de Dieu. De tous les Vivants vraiment, sans exception je crois.


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J’en vis un bon nombre aujourd’hui dans une brasserie kabyle de mon voisinage. Leur association se cotise, à chaque fois que l’un d’eux franchit le pont, pour lui assurer des obsèques dignes au pays. C’est de cela que ces hommes bons discutaient aujourd’hui, car l’un d’entre eux est mort. Je crois que ce nouveau-né à la vie éternelle a rejoint l’Éternel, comme le fit récemment, à près de cent ans, mon parent. Et je crois que le Christ est content.

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