Le processus d’intégration européenne s’est-il fait aux dépens de la démocratie ? C’est la question que soulèvera l’auteur à l’Université d’été de la Sainte-Baume, consacrée à l’Europe, entre le 23 et 26 août.
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En 1962, le président de Commission européenne, Walter Hallstein, eût cette vision : « La nature même du monde qui vient nécessite une redéfinition de ce que nous entendons par “la politique” et “l’économie” voire la suppression de la frontière sémantique entre les deux. »
En effet, soixante ans plus tard, et malgré l’argument seriné aux Européens selon lequel leurs nations seraient trop petites, la politique et la souveraineté devraient donc être transférées à l’Union où elles retrouveraient leurs droits, toutes deux se sont pour ainsi dire évaporées.
La transnationalisation de la démocratie n’a pas réussi. La perte de souveraineté et de démocratie des nations n’ont pas été compensées par une souveraineté et une démocratie européennes de remplacement. La fin des frontières nationales n’a pas donné naissance à une frontière européenne.
À part quelques démocrates-chrétiens sincères mais dupes, tel était, en réalité, le but poursuivi. La destinée des institutions et du droit de l’Union européenne n’était point l’édification d’une Europe politique, peut-être pas même d’une Europe européenne. Les seuls grands projets de cette veine furent d’ailleurs consciencieusement torpillés, à commencer par le « plan Fouchet » proposé par de Gaulle, qui embrassait tout de même les affaires étrangères, la défense, l’économie et la culture, et la proposition de confédération européenne de Mitterrand aux nouvelles démocraties de l’Est en 1991.
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Une gouvernance acéphale et mouvante
« Nous sommes une matière qui épouse toujours la forme du premier monde venu » écrit Robert Musil dans l’Homme sans qualités. L’ensemble Union européenne-CEDH constitue le prototype inachevé du pouvoir techno-juridique issu de la révolution managériale annoncée par Burnham après-guerre. Une gouvernance acéphale avançant sur deux jambes — la libre-circulation et la non-discrimination intégrales — produisant de la norme de régulation supérieure et immédiate, dans un « espace » ouvert de mouvement illimité des capitaux, des marchandises, des services, des individus et des mœurs. Il s’est agi de transcender la politique, donc le territoire, le peuple et la souveraineté, par les droits individuels illimités et la planétarisation marchande.
La démocratie, entendue comme l’exercice de sa souveraineté par le peuple, ne pouvait survivre ? Non, si l’on s’en tient à la définition étymologique et classique de la démocratie qui vise la participation active du citoyen aux affaires publiques, reprise aux articles 1ers des Constitutions française, espagnole et italienne ou à l’article 20 de la loi fondamentale allemande. Peut-être, si l’on définit désormais la démocratie comme l’égalisation toujours plus grande des droits et des conditions d’existence. Sûrement, si l’on rétrécit la définition de la démocratie à la capacité pour l’individu d’être tout ce qu’il a envie d’être, disposant d’une créance sans limite sur la société.
Le préambule originel de feu le traité constitutionnel contenait cette référence à Thucydide : « Notre Constitution est appelée démocratie, parce que le pouvoir est entre les mains, non d’une minorité, mais du plus grand nombre. » À l’instar de la mention rappelant les racines chrétiennes de l’Europe (retirée à la demande de la France), cette référence fut supprimée.
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Six caractéristiques
Les traits principaux de ce qui n’est pas un régime politique mais un « processus créant une union sans cesse plus étroite » (art. 1 TUE), process sans sujet défini par son propre mouvement, peuvent être ainsi décrits :
1. Le passage du gouvernement représentatif à la gouvernance supranationale, que traduisent les transferts de souveraineté des États vers l’Union, réduit la souveraineté effective du peuple et du citoyen. L’intégration européenne n’a été rendue possible qu’au prix d’une asphyxie certaine des démocraties nationales, proportionnelle aux abandons de souveraineté consentis traités après traités ou arrachés par les institutions de Bruxelles et Luxembourg, sans que cette perte de démocratie ne soit compensée, d’une façon ou d’une autre, au niveau européen.
2. Cette « technocratie de marché », qui semble se substituer peu à peu à la République se caractérise par l’abandon de la démocratie au sens politique du « gouvernement de soi », le « peuple en corps » exerçant sa souveraineté, au profit d’une oligarchie technicienne — équivalent public du « Manager » qui prolifère dans la sphère privée — laquelle tire sa légitimité non du suffrage universel mais de sa compétence, mise au service de la déréglementation de l’économie et du droit prescrite par les traités. Ces autorités de gouvernance mettent en œuvre, en l’adaptant à peine, le droit de la mondialisation dans son versant économique pur — avec les quatre libertés de circulation — et dans son versant culturel avec les multiples droits à la non-discrimination distribués aux individus et minorités.
3. Dans cet ensemble, l’État membre et à travers lui le politique, n’a pas complètement disparu. Il lui prête le bras séculier et la légitimité qui lui font défaut. Son bras d’abord, en mettant ses moyens administratifs, budgétaires, humains et son expérience de puissance publique au service de la transposition, l’exécution des normes, du prélèvement des recettes et de l’application des politiques de l’Union. Mais l’État membre a un autre rôle qu’on oublie souvent : il recouvre ces normes et ces politiques européennes du manteau de sa propre légitimité, sans quoi elles seraient ressenties comme une pure violence.
4. Cette révolution managériale européenne provoque deux ruptures inédites : entre l’autorité et le pouvoir d’une part, entre la politique et le droit d’autre part. Elle dissocie d’abord l’autorité (qui décide) et le pouvoir (qui agit), contribuant à une dilution de la responsabilité politique et permettant au passage aux gouvernements de faire souvent de l’Europe le bouc émissaire bien commode de leurs renoncements. Elle contribue aussi à rompre le lien entre la volonté majoritaire et la loi : pour la première fois dans l’histoire, le droit n’est plus formulé par le politique.
5. L’ensemble ne présente plus ni hiérarchie des normes claire, ni vraie séparation des pouvoirs, ni stabilité institutionnelle, ni égale représentation des citoyens, ni vraie responsabilité politique, ni intelligibilité du pouvoir, ni neutralité constitutionnelle. Les États réaffirment pourtant à travers les traités européens, la Charte des Nations-unies et imposent aux pays candidats à l’UE, ces principes auxquels l’Union et ses États membres tournent aujourd’hui le dos et qui sont pourtant le minimum constitutionnel pour toute démocratie.
6. L’Union apparaît comme un laboratoire régional de la gouvernance globale. L’Union peut être en effet sans réserve classée parmi les nouvelles autorités de l’ordre global en gestation — sans doute l’une des plus importantes, avec le FMI, la Banque Mondiale ou l’OMC, parmi les 2.000 organisations administratives de niveau mondial produisant de la norme transnationale. Elle fait même figure de prototype quant aux formes futures d’administration recherchée au niveau mondial.
En définitive, le passage à l’Europe intégrée ne traduit-il pas l’achèvement du cycle démocratique — achèvement au double sens d’accomplissement et de terminaison — annoncé depuis les Grecs ?
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Démocratiser ou disparaître
Depuis le Brexit et devant les immenses défis — écologique, démographique, identitaire, technologique, qui se posent aux Européens, nul ne peut plus continuer à ignorer les préventions émises par plusieurs juristes ou acteurs européens, les cours constitutionnelles allemande et italienne ou la Chambre des Lords britannique. Pourquoi la méthode choisie pour « faire l’Europe » pose-t-elle question en Allemagne, au Danemark, en Irlande ou au Royaume-Uni, mais jamais en France ? Pourquoi par exemple s’interdire de bâtir un bloc supra-constitutionnel absolument inviolable et suprême, protégeant du pouvoir de révision les dispositions inhérentes à la souveraineté, à la démocratie, à la « forme républicaine du gouvernement » interdite de révision par l’article 89 alinéa 5 de la Constitution ?
Et puisqu’on aime à vanter le « modèle allemand » en économie, pourquoi ne pas s’inspirer du modèle constitutionnel démocratique développé à Karlsruhe ? Car s’il est une langue qu’Allemands et Français pourraient parler ensemble, et avec leurs partenaires européens, c’est peut-être justement la langue constitutionnelle du fameux arrêt « Lisbonne » du 30 juin 2009. Pourquoi aussi ne pas instaurer, comme au Danemark, un mandat de négociation pour les ministres en vue des Conseils ? Un droit d’opposition ou de non-participation à telle législation européenne, voté par le Parlement national ?
Bien des propositions pour réconcilier l’Europe avec ses démocraties et sa civilisation peuvent être avancées. C’est en Europe que fut inventée la démocratie. Entre l’une et l’autre, nous ne devrions jamais avoir à choisir.
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