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"C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau." On connaît la chanson… un peu moins le modèle dont s’inspira Hugo pour donner toute sa force républicaine à la mort de Gavroche sur les barricades. Datant de 1817, la première version entendait ridiculiser les curés parisiens en leur attribuant un mandement parodique : "Pour le carême, écoutez / Ce mandement, nos chers frères,/ Et les grandes vérités / Que débitent nos vicaires. Si l’on rit de ce morceau, / C’est la faute de Rousseau ;/ Si l’on nous siffle en chaire, / C’est la faute de Voltaire." Suivaient vingt couplets qui débitaient les torts supposés des deux philosophes depuis le péché originel, au point de déclarer : "Ève aima le fruit nouveau, / C’est la faute de Rousseau."
Odieux propos
L’immense fortune du refrain hugolien contribue sans doute à faire de l’auteur du Contrat social, écologiste et compassionnel avant l’heure, une figure intouchable. Chacun, certes, est prêt à ricaner avec Voltaire de sa mélancolie de mal-aimé préférant la compagnie des herbes à celle des hommes, mais nul, sinon un fieffé réactionnaire, ne saurait chercher à déboulonner cette statue-là. Grâce au catéchisme républicain de l’Éducation nationale, le lycéen actuel sait de manière certaine et définitive que le siècle des Lumières améliora la situation de tous les opprimés de l’Ancien Régime, et que Voltaire et Rousseau furent les champions de l’émancipation de tous. Et de toutes, naturellement, à commencer donc par Ève, croquant "le fruit nouveau", non à cause de Jean-Jacques, mais grâce à lui.
Rousseau, ami des femmes ? Sa passion pour Madame de Warens — le seul être avec lequel il puisse converser sans craindre les silences gênants — peut certes donner quelques arguments. On s’étonne néanmoins que les champions du féminisme rétrospectif n’aient pas lancé une polémique de plus à partir d’odieux propos d’un des pères (ou grands-pères) de la République. Ainsi de cette note de sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles : "Les femmes, en général, n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun, et n’ont aucun génie." Voilà qui commence très fort. La concession qui suit pourrait rassurer : "Elles peuvent réussir aux petits ouvrages qui ne demandent que de la légèreté d’esprit, du goût, de la grâce, quelquefois même de la philosophie et du raisonnement. Elles peuvent acquérir de la science, de l’érudition, des talents, et tout ce qui s’acquiert à force de travail."
Le chrétien La Bruyère
À force de progrès, ces élèves laborieuses pourraient-elles devenir un jour l’avenir de l’homme ? La suite, hélas, ne laisse aucun doute sur leurs capacités limitées : "Mais ce feu céleste qui échauffe et embrase l’âme, ce génie qui consume et dévore, cette brûlante éloquence, ces transports sublimes qui portent leurs ravissements jusqu’au fond des cœurs manqueront toujours aux écrits des femmes : ils sont tous froids et jolis comme elles ; ils auront tant d’esprit que vous voudrez, jamais d’âme ; ils seraient cent fois plutôt sensés que passionnés. Elles ne savent ni décrire ni sentir l’amour même." Verdict sans appel, qu’aucune émancipation ne saurait corriger : "Froids et jolis comme elles", tout est dit. "Os de mes os et chair de ma chair" semble tout de même un compliment plus doux.
Près de cent ans avant Rousseau, dans un siècle forcément très en retard, puisqu’il n’avait pas encore bénéficié de ses lumières, le chrétien La Bruyère affirmait, dans Les Caractères, que les femmes sont indépassables dans l’art épistolaire. Les hommes auraient même fort à apprendre d’elles pour se corriger de la pesanteur de leur rhétorique : "Il n’appartient qu’à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate ; elles ont un enchaînement de discours inimitable, qui se suit naturellement, et qui n’est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j’oserais dire que les lettres de quelques-unes d’entre elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit."
Dans une église dédiée à une femme
Aussi est-il assez douteux que les descendantes d’Ève trouvent un meilleur allié chez l’idole républicaine que chez l’ami de Bossuet. Nous laisserons toutefois à d’autres le soin de réclamer que Rousseau soit sorti du Panthéon. Ce lieu, conçu par l’Ancien Régime comme une église dédiée à une femme, crée largement assez de polémiques sur les "grands hommes" que l’on veut y faire entrer.

