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À La Salette, Isère, le 19 septembre 1846, les deux jeunes bergers Maximin et Mélanie virent la Vierge. Elle leur tint des propos terribles, jusqu’à fondre en larmes sous leurs yeux. Parmi les mises en garde toutes plus effrayantes les unes que les autres, et dont nous sommes plus que jamais témoins de la réalisation (guerres, scandales, impureté de nombreux prêtres, etc.), l’une d’elles était la suivante : "Les mauvais livres abonderont sur la terre." Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?
Sur un terrain instable
Le 17 juillet 2024, le pape François publiait une Lettre sur le rôle de la littérature dans la formation. Cette lettre faisait entrer de plain-pied dans le magistère catholique des génies peu coutumiers de l’eau bénite tels que Proust, Celan, Borges ou Cocteau. Elle fut jugée "un événement considérable pour tous les amoureux de la littérature" par le professeur au Collège de France William Marx. Cette lettre était une invitation non seulement à lire mais à se nourrir de romans et de poèmes de vraie littérature, et ce de façon urgente, pour grandir en humanité et devenir meilleur chrétien. Elle faisait voler en éclat la distinction qui perdure chez certains esprits entre la littérature dite "chrétienne" — entendez morale et édifiante —, et la littérature profane, qui malgré la disparition de l’Index demeure dangereuse pour les âmes aux yeux de certains, surtout lorsqu’elle paraît immorale.
Le pape semblait dire que la juste frontière entre bonne et mauvaise littérature n’était pas à chercher du côté de la dimension morale ou édifiante de l’histoire narrée par un romancier, mais dans la qualité littéraire du texte. Une telle affirmation peut sembler une évidence. Sous la plume d’un pape, elle est révolutionnaire. Car à ceux qui s’inquiéteraient des conséquences de la lecture de textes détaillant les misères et les turpitudes humaines, le Pontife répond : "Le lecteur n’est pas le destinataire d’un message édifiant, mais il est une personne activement sollicitée à s’aventurer sur un terrain instable où les frontières entre le salut et la perdition ne sont pas a priori définies et séparées."
Toute la réalité
Ici, le pape entre en consonance avec les propos de l’immense romancière et nouvelliste américaine Flannery O’Connor, dont nous célébrons cette année le centenaire de la naissance, et à qui l’on doit notamment Les Braves gens ne courent pas les rues (1955). Catholique jusqu’au bout des ongles, ravagée par la souffrance de la maladie et de la solitude jusqu’à sa mort à l’âge de 39 ans, également brûlée vive par son amour de la littérature et sa propre vocation littéraire — qu’on pourrait dire sacerdotale comme celle de Bernanos —, Flannery O’Connor avait écrit : "Je serai heureuse le jour où les critiques catholiques aborderont un livre sans idées préconçues, l'examineront tel qu'il est, pour ce qu'il est, au lieu de rechercher quelque intention idéale et de lui reprocher d'en être dépourvu."
La bonne littérature, la littérature chrétienne, n’est ni morale ni édifiante en elle-même. Elle est réaliste et bien écrite. Car "les romans mal écrits, notait encore O’Connor, — pour édifiants ou dévots que soient leurs personnages — ne sont pas bons en eux-mêmes, ils ne sauraient donc édifier vraiment les lecteurs" :
"Les romans édifiants édulcorent la moitié sinon les trois quarts des réalités humaines, et par conséquent ne sont pas conformes à la vérité des mystères que nous connaissons par la foi, ou que nous révèle la seule observation des hommes. Le romancier est requis de créer l’illusion d’un monde habité de créatures vraisemblables et qui soit complet, mais la différence essentielle entre le romancier d’orthodoxie chrétienne et le naturaliste absolu, c’est que le romancier chrétien vit dans un plus vaste univers. Il croit que le surnaturel est inclus dans le monde naturel."
Les vraies broussailles de la vie
Je m’étais toujours demandé à quel point ce passage de Flannery O’Connor, qui me semblait si parfaitement juste, était orthodoxe. Rendons grâce à Dieu pour les propos du pape François sur la littérature, qui le ratifie parfaitement. Car si le pape loue la capacité de la littérature à nous révéler le monde tel qu’il est, il en appelle également au discernement de chaque lecteur. À ce titre, on peut se demander si ces "mauvais livres" dont Maximin et Mélanie entendirent parler à La Salette ne seraient pas tout simplement, plutôt que des livres immoraux ou hérétiques, des livres appartenant à la mauvaise littérature. Les livres creux, lénifiants, mal écrits. Car la Bible serait-elle un mauvais livre ?
Le Cantique des cantiques est évidemment un poème érotique. Mais les Écritures saintes regorgent surtout de viols, tueries, vols, adultères… Les comportements condamnables sont innombrables non seulement chez les ennemis, mais chez les "bons" patriarches ou apôtres. Noé est ivre et nu ; Abraham livre Sarah qu’il appelle sa "sœur" pour qu’elle couche avec l’ennemi ; les adultères et les maîtresses de David ou de Salomon sont ahurissants, etc. jusqu’au reniement de saint Pierre ! Jamais un auteur pieux, moral, édifiant, n’aurait osé brosser ainsi le portrait d’un saint, et encore moins du premier pape ! On aurait vu Pierre hésiter puis, rattrapé par sa conscience, courir au secours de Jésus et tâcher de se sacrifier pour lui avant le troisième cri du coq. Dieu soit loué, tel n’est pas le réalisme chrétien, qui nous fait voir les vraies broussailles de cette vie et du cœur humain.
Pratique

