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Cette puissance spirituelle de la littérature

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Michel Cool - publié le 19/10/24
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Notre chroniqueur, l’écrivain et journaliste Michel Cool, revient sur la Lettre du pape François sur la littérature. Dans tout livre, il y a une semence enfouie de la présence de l’Esprit qui peut nous libérer de la déception du monde et de la déception de soi-même.

J'ai fait une expérience récente étonnante. Ou, plus exactement, instructive. Et surtout profondément consolatrice, c'est-à-dire, au sens étymologique du terme, réconfortante et libératrice. Je revenais de Charentes-Maritimes en train. Pour retourner chez moi dans le Pas-de-Calais, un arrêt s'imposait à Paris motivé par un changement de gares. C'était un dimanche et j'avais quatre longues heures d'attente devant moi avant mon prochain départ. C'était plus qu'il n'en fallait pour aller en métro de la gare Montparnasse à la gare du Nord ! Comme il faisait beau, je décidai donc de traverser la capitale à pied. Ce sera bon pour la santé, me disais-je et en plus j'aurai tout le loisir de me rassasier les yeux en admirant les façades restaurées du Paris du temps du baron Haussmann.

Sauvé par la littérature

La plaisir de ma promenade fut cependant vite contrariée par le spectacle donné dans la rue. Les passants que je croisais n'avaient d'yeux que pour leurs prothèses numériques. Je veux dire pour leurs téléphones portables. Plus d'une fois, je me suis entendu m'excuser, après avoir été bousculé. Mais aucun regard, aucune réponse en retour. Je fus avalé par une vague d'écœurement et de révolte. En vue des quais de Seine, je me suis spontanément dirigé vers les bouquinistes. Comme piqué par un instinct de survie. Chez l'un d'eux, j'ai acheté un exemplaire de l'édition originale de 1951 du Rivage des Syrtes de Julien Gracq. Puis me hâtant vers la cour Napoléon, je me suis immergé dans la lecture du roman un long moment. La rumeur tapageuse des touristes et des pigeons alentour n'avait plus de prise sur moi. Là, assis sur les marches salutaires de ce bon vieux palais du Louvre, en compagnie de Gracq, j'écoutais quelqu'un me parler, je vibrais au réenchantement du monde créé par la poésie, j'étais au fond gratifié d'un miracle : la littérature me sauvait du dégoût de l'humanité.

Cette anecdote personnelle m'a poussé à relire le texte du Pape sur "Le rôle de la littérature dans la formation" paru l'été dernier. Sa publication est passée presque inaperçue. À vrai dire, la concurrence des Jeux olympiques ne lui laissait guère de visibilité. Et pourtant ce document mérite d'être connu. Il est probablement un des bijoux de l'enseignement de François. Son éclat particulier, il le doit d'abord à l'expérience personnelle de son auteur : Jorge Mario Bergoglio a été dans sa jeunesse professeur de littérature. Sa passion de la lecture l'a même poussé à entrer en lien avec un des plus grands écrivains du XXe siècle, l'Argentin Jorge Luis Borgès. Le Pape ne regarde plus la télévision depuis un bail, lui préférant l'évasion et la réflexion prodiguées par les livres de sa bibliothèque.

Semences de l’Esprit

Ensuite pour rédiger ce texte, le pape a pu compter aussi, comme on le dit à Rome, sur les conseils avertis du cardinal José Tolentino de Mendonça. L'actuel préfet du Dicastère pour la culture et l'éducation est un poète portugais reconnu. Il est par ailleurs l'auteur de nombreux ouvrages incitant les chrétiens à s'acculturer davantage aux modes littéraires de leurs contemporains. J'ai eu le privilège d'éditer en français l'un de ses livres, où parlant de l'amitié, il convoque une large palette d'écrivains d'horizons culturels et spirituels divers. On retrouve cette même ouverture d'esprit dans la publication du Pape. Dans tout texte, estime-t-il, il y aurait une semence déjà enfouie de la présence de l'Esprit. Au fond, Dieu agirait dans les œuvres littéraires à l'insu même de leurs créateurs.

Un pouvoir de décentrement

William Marx, professeur au Collège de France, où il est titulaire d'une chaire "Littératures comparées", a été enthousiasmé par le document pontifical. Il a d'ailleurs signé la préface d'une des éditions françaises intitulée "Louée soit la littérature" (Éditions des Equateurs). William Marx qualifie ni plus ni moins de "révolutionnaire" la vision de la littérature défendue par le Pape : pas seulement parce qu'elle se réfère à des auteurs a-religieux que l'Église pouvait mettre à l'index jusqu'en 1966, ou qu'elle ne s'autorisait pas à citer (par exemple Marcel Proust ou Jean Cocteau) ; pas seulement par ce qu'elle rompt avec un discours apologétique de la littérature exclusivement catholique. Non, le plus révolutionnaire pour le professeur au Collège de France, c'est l'idée soulignée par François, du pouvoir inégalé de décentrement de la littérature. Autrement dit, quand on lit un livre on s'émancipe de toutes les addictions numériques qui nous submergent et asservissent nos corps et nos esprits. 

Mais en lisant, on se décentre aussi de soi-même pour écouter la voix d'un autre et pour voir avec les yeux, avec le regard d'un autre. Ce faisant, on apprend aussi beaucoup sur soi-même. On gagne en authenticité. Plus encore, grâce à l'imagination, le lecteur peut s'improviser en co-auteur des histoires et des scènes qu'il lit. Ce qu'on peut attendre d'un livre est donc immensément libérateur puisqu'il peut nous sauver de la déception du monde et de la déception de nous-mêmes. Ce formidable pouvoir salvateur du livre, où sont convoquées toutes les grandes questions de l'existence humaine, est la résultante éclatante de la puissance spirituelle de la littérature. C'est précisément cette expérience rédemptrice que j'ai faite en lisant des pages de Julien Gracq, assis sur des marches du palais du Louvre.

Le pouvoir des mots qui guérissent

Le texte du Pape était destiné aux séminaristes et au clergé — ils n'ont plus le temps de lire, soupirent-ils, et à force, ils en ont même perdu le goût, les pauvres ! —. Mais à l'évidence son lectorat est beaucoup plus vaste. Devraient aussi se sentir concernés tous les chrétiens immergés dans la société, mais aussi les professeurs de lettres, les pédagogues et par extension, les élus politiques et les journalistes, tous ces hommes et ces femmes qui, entraînés dans leur courses folles, ont comme perdu le pouvoir des mots pour, sinon guérir leurs contemporains de leurs maux, au moins les soulager, les éclairer et les épauler ; au sens littéral de les porter sur leurs épaules.

L'une des ressources du christianisme pour notre temps dévasté par l'accélération de tout, ne serait-elle pas, au nom de son amour pour le Livre, de faire aimer les livres en vue de ranimer et même de sauver des vies ?

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