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Guy Gilbert : “Les jeunes délinquants ont besoin de s’aimer et d’être aimés”

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Raphaëlle Coquebert - publié le 17/02/25
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Alors qu'il s'apprête à fêter ses 90 ans, le père Guy Gilbert, qui a passé et passe encore sa vie auprès des "loubards", se confie à Aleteia. Il revient sur ce qui a déclenché sa vocation, et pose un regard lucide et plein de compassion sur les jeunes délinquants.

À presque 90 ans, Guy Gilbert arbore toujours santiags, blouson de cuir piqueté de pin’s et bagouses argentées multicolores. Imagine-t-on autrement ce prêtre hors des sentiers battus ayant voué sa vie à l’accompagnement des jeunes délinquants ? C’est auprès d’eux, dans les Alpes-de-Haute-Provence, qu’il a choisi de se retirer, présence tutélaire amicale et priante.

Aleteia : Vous vous apprêtez, père Guy Gilbert, à franchir le cap d’une dizaine supplémentaire. Comment allez-vous ?
Guy Gilbert : Bien ! Depuis le confinement, j’ai posé mes valises dans un petit chalet en bois au cœur des gorges du Verdon à 150 mètres de la Bergerie de Faucon. Vous savez, cette maison que nous avons rebâtie il y a 50 ans avec des jeunes en difficulté, pour en faire un havre de paix et de reconstruction. C’est eux qui ont voulu s’éloigner des turpitudes et tentations de la ville : ici, le silence est roi, la nature est d’une beauté à couper le souffle, ça les change du béton. Ça leur permet de voir autre chose, de reprendre souffle. Depuis un demi-siècle, 350 jeunes ont fait halte ici.

À quoi ressemble la vie à la Bergerie ?
Autant que possible à une vie de famille ! Il y a là neuf jeunes entre 15 et 17 ans, envoyés par l’ASE (Aide Sociale à l'Enfance, ndlr) du coin pour une durée de 1 à 3 ans et six encadrants, essentiellement des travailleurs sociaux. Deux équipes se relaient tous les huit jours : c’est du boulot, il faut pouvoir recharger ses batteries ! Trois salariés sont aussi présents en semaine. Soit les jeunes sont scolarisés, soit ils bossent. C’est la noblesse d'une vie, le travail, sans quoi on perd une partie de son identité. Et puis ils s’occupent des bêtes : nous en avons 120 de vingt races différentes, réparties sur 15 hectares.

Pourquoi tant d’animaux ?
Parce que ces jeunes sont tellement abîmés par la vie qu’ils se méfient des hommes comme de la peste. Ils tissent plus volontiers des liens avec les animaux, "eux au moins, gagent-ils, ne sont pas menteurs ou ingrats, ne trahissent pas"… Les bêtes, c’est une étape intermédiaire pour rétablir la confiance en leurs semblables. À la Bergerie, on ne leur laisse pas le choix : ils doivent aider les éducateurs à les nourrir, à les soigner. Tous les matins, ils sont tenus d’être à la ferme à 9 heures du matin. J’en ai connu beaucoup qui commencent par pester "j’aime pas l’purin", et qui au bout de quelques jours s’attachent… Ils ont tellement besoin d’établir des liens ces gosses !

Quel est leur parcours à "ces gosses" ?
Leur point commun, c’est qu’ils viennent de familles cabossées. Ils ont souffert de pauvreté, d’instabilité, de manque d’attention, de défaillance éducative voire de violence. Les jeunes qui ont la chance d’avoir un foyer aimant ne mesurent pas le cadeau que c’est. Les familles en miettes, ça fait beaucoup de mal. Dieu sait que j’ai rué dans les brancards pour que l’Église fasse preuve de plus de souplesse avec les couples divorcés ! Ils sont en souffrance, on doit leur ouvrir nos bras. Mais les faits sont là : le divorce blesse les enfants, cause beaucoup de dégâts. Il y a des cas d’une violence inouïe… C’est pour ça que je me suis lancé dans ce pari fou de la Bergerie.

J’avais toujours été habité par le passage évangélique "J’étais nu et vous m’avez habillé", mais je ne savais pas comment j’y répondrais.

Vous aviez été au contact de cette violence ?
Pas dans mon enfance, au contraire. Je viens d’une famille de 15 enfants fondée par des parents merveilleux. Leur façon d’aimer, de pardonner, de partager parlait de Dieu. Quand j’ai décidé de tout donner à ce Dieu d’amour, je me voyais bien en curé de campagne, peinard, dans un paisible hameau. Mais le Seigneur vous entraîne là où vous n’auriez jamais imaginé aller. Un jour, en Algérie, j’ai rencontré un môme de 12 ans, Alain : il mangeait dans la gamelle du chien, après le chien… J’avais toujours été habité par le passage évangélique "J’étais nu et vous m’avez habillé…" (Mt, 25, 35-40) mais je ne savais pas comment j’y répondrais. Cet enfant maltraité a été le déclencheur : c’est auprès des jeunes broyés par la vie que je devais aller. Et je vous assure que certains sont vraiment broyés. Je me souviens d’un adolescent qui massacrait les poules à la Bergerie. Un jour que nous accomplissions une besogne ensemble, je vois une cicatrice sur son crâne. Je l’interroge : "C’est quoi ça ?". "Le couteau de mon père", répond-il. "Et ces autres cicatrices, ici et là ?". "Le coup de fourchette de ma mère"… Grâce à Dieu, il s’en est sorti.

De quoi ces jeunes ont-ils essentiellement besoin ?
Qu’on les aime gratuitement, pour eux-mêmes. Il leur manque d’être aimés par quelqu’un et de s’aimer eux-mêmes. À la Bergerie, on essaie de recréer un esprit familial, une bulle protectrice. En les aimant comme ils sont, en leur faisant confiance, alors qu’ils nous "entubent" toute la journée. Ce qui n’est pas incompatible avec une saine autorité. Quand ils déconnent, on les punit et on tient la punition donnée, sinon tout fout le camp. On pose des règles strictes : pas d’école buissonnière, pas d’injures, pas de télévision à table. Les repas, c’est un temps d’échange. Cohabiter avec des animaux est précieux pour ça : c’est contraignant, les bêtes, ça oblige à avoir un cadre, un rythme.

On ne peut rien sans la grâce. Elle peut tout, elle suffit à tout. J'aimerais tant que ces jeunes rencontrent le Dieu amour.

Quelle est votre place aujourd’hui à la Bergerie ?
Je veille à ce que tout roule et je suis auprès des jeunes de temps en temps. Je déjeune avec eux à midi, les emmène parfois au restaurant le soir. Je reçois aussi les anciens qui reviennent nous voir : beaucoup maintiennent les liens, téléphonent, passent… Je prends un soin tout particulier de ceux qui sont en prison. Car certains ont été accueillis ici avant d’y entrer, d’autres ont récidivé et y sont retournés… Je leur écris, leur envoie des mandats, pour briser leur solitude, leur apporter un peu d’espérance. Et surtout, je prie pour tous ces jeunes, je les enveloppe de prières.

Quelle forme prend votre prière ?
Je lis l’Évangile le matin, je mémorise une phrase que je remâche toute la journée. Et de plus en plus, je prie librement, au fil des heures : je parle à Dieu sans cesse, je le remercie pour la beauté qui m’entoure. On ne peut rien sans la grâce. Elle peut tout, elle suffit à tout. J'aimerais tant que ces jeunes rencontrent le Dieu amour. Quand on n'a pas été aimé, on a une soif d'amour immense. J’ai toujours voulu porter le Christ parmi les plus pauvres.

Ces jeunes lisent-ils vos livres ?
Oui, je crois. Un prêtre chez les loubards (1978), ça marche bien encore. C’est écrit simplement, ça leur parle. J’ai fait une soixantaine de bouquins. J’ai été très médiatisé pendant une dizaine d’années et puis j’en ai eu marre, j’ai pris mes distances. Assez de parler de moi ! Tout ça est loin. J’ai eu une vie très mouvementée, j’ai voyagé, fait des conférences à droite à gauche… Et comme j’étais happé par le temps passé auprès de jeunes en souffrance, une part de moi absorbait cette souffrance. Pour ne pas m’écrouler, je me tirais 48 heures tous les dix jours dans un monastère contemplatif ou un carmel. Il me fallait ces 40 jours de retraite par an pour tenir le coup, en allant à la source. Maintenant que je suis un vieux hibou plus posé, je reste dans mon chalet pour entrer en contact avec Dieu.

Je suis un pécheur, un pauvre type qui a essayé de vivre l’amour. Au Ciel, je me démènerai pour tous les jeunes qui me hèleront d’en bas, pour continuer à leur filer un coup de main.

Comment se déroulent vos journées ?
Je vous l’ai dit, il y a le temps que je donne pour les jeunes de la Bergerie et pour ceux qui languissent en prison. En journée, je prie non-stop, dans le silence. J’approche doucement du Seigneur, je lui murmure : "Je sais que tu m’aimes, je t’aime aussi". Je le vois partout à l’œuvre. Je dis aux jeunes qui n’ont pas la chance d’avoir la foi de demander un signe. Il répondra à ceux qui ont un vrai désir de Lui. Il l’a assez dit, non ? "Cherchez et vous trouverez" (Mt,7,7). Le soir, je lis des bouquins ou des journaux, je prie encore. Je me couche à 1 heure du matin et me lève vers 11 heures. Deux compagnons (nom des éducateurs de la Bergerie) m’épaulent à tour de rôle pour l’intendance. Ce sont d’excellents gardiens ! J’ai aussi le bonheur de célébrer la messe : je suis heureux quand on me le demande. L’Eucharistie, c’est la joie de ma vie.

Lisez-vous des vies de saints ?
Je lis plutôt aujourd’hui des auteurs contemporains pétris d’une belle spiritualité. Mais j’ai été marqué par de nombreux saints : saint Martin, saint Jean Bosco, Madeleine Delbrêl dont le livre Nous autres, gens des rues (1971) est décapant. Et bien sûr saint Vincent de Paul dont j’ai essayé d’appliquer le si pertinent conseil : "Ce n’est que pour ton amour, pour ton amour seul, que les pauvres te pardonneront le pain que tu leur donnes".

Comment avez-vous vécu les scandales dans l’Église ?
J’ai souffert, je prie beaucoup pour les victimes, mais aussi pour leurs auteurs. L'Église ne rassemble pas des gens purs et sans taches, mais des pécheurs en quête de sainteté. Ce qui compte, ce sont tous ceux qui veulent rencontrer le Christ et qui le vivent. J’ai souvent souffert par l’Église mais son mystère d'amour m’a apporté tant de consolations et de soutien ! Je l’aime telle qu’elle est et j’essaie de la vivre depuis l’âge de 13 ans, quand je me suis senti appelé à devenir prêtre.

Quel bilan faites-vous au crépuscule de votre vie ?
Je ne fais pas de bilan : le jour de ma mort, le Seigneur le fera pour moi. Je le remercie de m’avoir donné la joie de travailler avec des jeunes en déshérence qui ont aiguisé mon sens de la paternité et m’ont aidé à vivre mon célibat, la pauvreté, le silence. Je suis un pécheur, un pauvre type qui a essayé de vivre l’amour. Au Ciel, je me démènerai pour tous les jeunes qui me hèleront d’en bas, pour continuer à leur filer un coup de main.

Pour aller plus loin

Un site internet : Guy Gilbert
Dernier ouvrage paru : Des loups dans la bergerie, éditions Philippe Rey, 2024 (réédition d’un livre paru en 1996), 208 p., 19 euros.
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