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Quand le philosophe Rémi Brague remet la morale à sa place

Remi-Brague-AFP

Rémi Brague.

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Henri Quantin - publié le 22/01/25
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Dans son dernier essai, Rémi Brague remet le moralisme à sa place, et la morale à la sienne, celle de la joie. Comme toujours chez le philosophe, observe l’écrivain Henri Quantin, la démonstration rigoureuse épingle les idées reçues, notamment sur la morale chrétienne, qui n’est autre qu’une interprétation "virtuose" de la morale commune.

Quand un catholique veut se débarrasser de la morale, il n’a pas besoin de faire beaucoup d’efforts. Un petit coup de saint Augustin disant "Aime et fais ce que tu veux", une petite pincée de Pascal ajoutant que "la vraie morale se moque de la morale", et le tour est joué. L’amour véritable n’aurait que faire des règles de bonnes conduites, des préceptes rigides et de la tartufferie que cache toute stricte observance. "On s’en fiche de la morale, on n’est pas des stoïciens", prêchait un jour un curé éloquent. Les problèmes qu’il eut, quelques années plus tard, avec la justice, firent entendre différemment cette envolée, qui n’était certes pas sans fondement, mais pas sans ambiguïté non plus.

Des modèles éthiques différents

C’est pourquoi l’excellente synthèse de Rémi Brague vient à point et ne devrait être ignorée de personne. La morale remise à sa place : l’ambivalence du titre de son dernier essai (Gallimard) révèle une fois de plus le regard malicieux que l’auteur ne manque pas de porter sur les sujets qu’il étudie, comme une politesse de l’érudition qui, chez lui, jamais ne pèse ni ne pose. Remettre la morale à sa place signifie tout autant lui redonner son importance que sortir de l’étouffante moraline qui pollue l’atmosphère : "La thèse selon laquelle la morale, loin d’avoir disparu de notre horizon, est pour nous d’autant plus présente et pesante qu’elle s’avoue moins comme telle n’est pas sans vraisemblance" (p. 20). Encore faut-il revenir à une morale qui ne condamne pas sans rémission les personnes pour ce qu’elles sont ("notre complexion pâle, nos ancêtres, voire notre sexe — toutes choses dont il n’est pas aisé de se débarrasser"), mais donne des critères pour une action bonne.

Avec clarté et précision, Rémi Brague distingue dans l’Histoire trois modèles de l’éthique.

Avec clarté et précision, Rémi Brague distingue dans l’Histoire trois modèles de l’éthique : le modèle "socio-politique" vise avant tout à organiser la société sans trop de heurts, l’idéal moral étant principalement de faire comme les autres (éventuellement mieux que les autres…) ; le modèle "ascétique" suppose au contraire que l’homme vertueux est toujours quelque peu solitaire ; le modèle "légaliste" — même si Brague n’est pas très satisfait de l’adjectif — fait quasiment se confondre la morale quasiment avec la loi divine, sans qu’il soit possible de comprendre la volonté de Dieu. Bien que ces trois modèles soient rarement vécus à l’état pur, la distinction aide à comprendre des logiques différentes. Ainsi n’est-ce pas du tout la même chose de regretter une erreur, parce qu’elle vous a valu un moment de honte sociale, et de se repentir des conséquences fâcheuses pour autrui d’une action mauvaise.

L’interprétation chrétienne de la morale commune

Ceci dit, s’il y a des modèles éthiques différents, il y a bien une morale commune et il n’est guère honnête de s’autoriser de la multiplicité des coutumes pour la nier (Rousseau faisait le même reproche à Montaigne) : "Aucune culture n’a jamais estimé qu’il était bon d’être toujours en queue de classe, de cracher sur ses parents, de toujours rater sa cible et de mentir comme un arracheur de dents" (p. 14). En ce sens, il n’y a pas à proprement parler de morale chrétienne, mais plutôt "une interprétation chrétienne de la morale commune" (p. 74), qui se distingue de deux façons. D’une part, l’interprétation chrétienne creuse jusqu’à l’intention, quand les autres s’en tiennent à l’action ; ainsi le Christ affirme-t-il que l’homme qui lorgne avec insistance le décolleté de sa voisine a commis l’adultère dans son cœur. D’autre part, les chrétiens élargissent "le champ d’application des comportements moraux", puisque tout homme est leur prochain : cela exclut, par exemple, de n’apporter son aide qu’à son groupe social ou familial, ce que ferait au contraire sans hésiter un parrain mafieux réservant son code de l’honneur à son clan de Siciliens. 

De tout cela, on peut conclure que le christianisme met moins en avant une morale de la vertu qu’une morale de la virtuosité (p. 94). La vision chrétienne ne s’accomplit ni dans une doctrine, ni dans une série de "valeurs" (Brague reprend la critique nietzschéenne du terme), mais dans la figure concrète des saints. La sainteté est une "virtuosité éthique".

Faire grandir la joie

Comme toujours chez Rémi Brague, la démonstration rigoureuse épingle au passage les idées reçues que la doxa a transformées en vérités historiques. Haine du corps de la morale chrétienne ? C’est précisément l’inverse que les néo-platoniciens reprochaient aux chrétiens, au nom du primat de l’âme. Incompatibilité entre la grâce et la liberté ? La grâce, au contraire, libère la liberté pour la rendre capable d’agir. Brague en profite aussi pour régler son compte à l’objection banale, selon laquelle les chrétiens se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Argument qu’il va jusqu’à traiter d’"abject", puisqu’il suppose que chacun ne devrait défendre que ses propres intérêts, sans jamais se soucier des autres. À ce compte-là, sans doute, on aurait pu reprocher à un « aryen » de protester contre la persécution des Juifs.

Tirerons-nous une morale de cette étude de la morale ? L’analyse la plus limpide que fait finalement Brague se penche sur la différence entre le vice et la vertu. Tout vice, au fond, est solitaire et isole de plus en plus ; toute vertu, au contraire, fait grandir la joie en soi et autour de soi. On est donc loin de la moraline, qui fait surtout de l’autre un ennemi et peut même viser à instaurer la terreur. "Le phénomène du terroriste lui-même, note Brague, quelle qu’en ait été ou en soit la couleur, brune jadis, rouge naguère, verte de nos jours, n’est peut-être pas autre chose qu’un moralisme exacerbé." Quand elle mène à la joie et non à la terreur, il y a de fortes chances que la morale soit à sa place.

Pratique

La Morale remise à sa place, Rémi Brague, Gallimard 2025, "L’esprit de la cité", novembre 2024, 160 pages, 18 euros.
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