David Lodge, qui vient de disparaître à quelques jours de son 90e anniversaire, appartient à une espèce assez rare : celle des romanciers catholiques anglais de réputation internationale. On n’y trouve guère, avant lui, que les cardinaux Wiseman et Newman au XIXe siècle, G.K. Chesterton et Hilaire Belloc (quadragénaires au début de la Première Guerre mondiale), J.R.R. Tolkien (qui a vingt ans de moins qu’eux), Evelyn Waugh et Graham Greene (nés encore dix ans plus tard), et puis Anthony Burgess et Muriel Spark (dont la jeunesse coïncide avec l’entre-deux-guerres). David Lodge, enfin, n’est qu’un gamin quand Hitler fait bombarder Londres.
Des fables plus spirituelles que morales
Précisons un peu. La place du roman (fiction en anglais) est assurément mineure dans l’œuvre de Wiseman (Fabiola), comme dans celle de Newman (Callista). C’est pareil chez Belloc et même Chesterton (en dépit du succès de son prêtre-détective, le Père Brown). Tolkien s’illustre dans un genre à part, non "réaliste", appelé fantasy (Bilbo le Hobbit, 1937 ; Le Seigneur des Anneaux, 1955). Les suivants sont des romanciers dans le style de Jane Austen, Charles Dickens ou George Orwell. Waugh devient célèbre avec Grandeur et Décadence (1928) et Greene avec Le Rocher de Brighton (1938) et La Puissance et la Gloire (1940) : ce sont des fables qui s’avèrent plus spirituelles que morales. Et la violence dans laquelle enferme tout système totalitaire se découvre dans L’Orange mécanique (1962) de Burgess et dans Le Bel Âge de Miss Jean Brodie de Muriel Spark (1961, une version féminine et anticipée du film Le Cercle des poètes disparus, sorti en 1989).
Dans un pays où l’Église romaine reste minoritaire après avoir été proscrite du XVIe au XIXe siècle, ces auteurs se distinguent en ne cachant pas être catholiques. Chez Belloc et Chesterton comme chez les deux cardinaux, la dimension apologétique est manifeste. Elle est plus discrète et plus subtile dans les épopées fantastiques de Tolkien, où les enjeux et besoins transcendants, que la foi révèle et auxquels elle répond, sont bien présents, sans toutefois être explicitement nommés. Dans les œuvres de leurs successeurs, les défis aux aspirations et à la liberté humaines continuent de transparaître dans des tribulations tout à fait vraisemblables ; mais la religion, telle qu’elle est institutionnalisée et pratiquée, ne fournit pas de solutions toutes faites et infaillibles. Et c’est encore le cas dans les histoires que raconte David Lodge.
Du récit à l’autobiographie
Les situations personnelles de ces auteurs vis-à-vis de l’Église sont d’ailleurs fort diverses. Les uns naissent catholiques et le restent, même si leur adhésion se précise et se consolide à une étape de leur itinéraire (Belloc, Tolkien), ou si à l’inverse ils éprouvent des doutes, ou encore ont des réserves sur des questions de discipline et de morale, notamment sexuelle (Burgess, Lodge). Les autres sont des convertis et peuvent sans difficulté tout accepter du Magistère (Chesterton, Waugh, Spark), mais aussi reconnaître y avoir quelque mal (Greene).
Il y a encore trois autres caractéristiques partagées, bien que pas par tous. L’une est que les nouveaux moyens de communication amènent ces romanciers à produire aussi non seulement dans la presse et pour le théâtre, mais encore pour le cinéma et la télévision, et même à devenir des vedettes médiatiques, publiant des essais sur les grandes questions de l’heure et même leur autobiographie. Celle de David Lodge est en trois volumes (traduits en français, comme ses autres livres, chez Rivages, devenu Payot et Rivages) : Né au bon moment (2015), La Chance de l’écrivain (2018) et Réussir, plus ou moins (2021 – on donne ici les dates de parution des originaux en anglais).
L’humour à l’université
Un deuxième trait commun, accentué au fil du temps, est l’humour. L’ironie est déjà une ressource pour Belloc et Chesterton. Le comique est omniprésent chez Waugh et systématique dans les récits de David Lodge, où nombre d’antihéros se ridiculisent inconsciemment par un comportement mécanique, dicté par des principes inadéquats, ou bien par leur insensibilité aux tensions autour d’eux. Il n’y a là aucune méchanceté, et plutôt la leçon que la fatuité est souvent naïve et pas moins risible que la candeur, laquelle peut être obtuse : façon de prendre, mine de rien, la vie lucidement au sérieux, et non au tragique implacable et paralysant.
Lodge a utilisé en expert toutes les techniques narratives : récit à la troisième ou la première personne, journal intime...
Un troisième aspect discernable chez ces romanciers "papistes" est l’impact dans leur culture du prodigieux développement de l’enseignement supérieur dans la seconde moitié du XXe siècle. Anthony Burgess a été professeur de lettres et a publié ses cours. David Lodge a également été universitaire et a travaillé sur l’histoire et les théories littéraires. Il a ainsi édité L’Art de la fiction (1992) et Des vies à écrire (2014), après des études sur (justement !) le roman catholique anglais depuis Newman (sa thèse en 1958), sur Greene (1966), sur Waugh (1971) et aussi sur des non-catholiques : Henry James (2004), H.G. Wells (2012).
Des profs à l’ère du néo-libéralisme
Lodge a utilisé en expert toutes les techniques narratives : récit à la troisième ou la première personne, journal intime, lettres, insertion de documents empruntés (fictifs ou réels, citations, pastiches et allusions – ce qu’on appelle "intertextualité", comme dans Ulysse de James Joyce ou Manhattan Transfer de John Dos Passos). L’univers académique qui tend à se replier sur lui-même et qu’il connaît de l’intérieur a de plus inspiré à David Lodge une désopilante "Trilogie du campus" avec des personnages récurrents, entre besogneux passifs, bouffons ambitieux et féministes rapaces : Changement de décor (1975), Un tout petit monde (1984) et Jeu de société (1988, où le sanctuaire des profs est profané par le néo-libéralisme de l’ère Thatcher).
La série est complétée par Pensées secrètes (2001), qui discerne déjà l’impact du numérique, d’internet et des intelligences artificielles jusque dans le quotidien et l’intime. Auparavant, les retombées (inconfortables ou grotesques) sur les couples et les familles de la révolution sexuelle ont été prises en compte dans Jeux de maux (1980). Les charmes douteux du tourisme ont été dénoncés dans Nouvelles du paradis (1992), tandis que le milieu de la télévision, les médecines "parallèles", la dépression et le recours aux "psys", la passion pour le sport et spécialement le football ont été satiriquement traités dans Thérapie (1995).
Intégré tout en gardant sa différence
Presque tous ces romans abordent la place paradoxale du catholicisme dans la culture britannique : il reste marginal, donc soupçonné et fragile d’un côté, et de l’autre librement critique et séduisant ; il aspire à être intégré tout en gardant sa différence. C’est ce que marque bien un des premiers romans de David Lodge, La Chute du British Museum (1965). Le héros (qui, comme le plus souvent, lui ressemble fort), obéit avec son épouse aux prescriptions de l’Église en refusant la contraception et est angoissé par la possibilité d’un énième enfant. Il reste malgré lui fidèle au terme d’une journée de mésaventures cocasses et de tentations.
Au tournant de l’an 2000, la production de David Lodge prend un tour moins social et plus intériorisé, grâce à l’expérience du vieillissement et des limites physiques qu’il impose, pour lui notamment la surdité. C’est ce qui apparaît dans La Vie en sourdine (2008) : le silence dans lequel s’enfonce le malentendant est "un avant-goût de la mort", ce qui ne conduit pas à la désespérance, car les malentendus (au sens propre du terme) peuvent épargner des futilités et même faire sourire. Graham Greene s’était déclaré "catholique agnostique", c’est-à-dire hésitant dans sa fidélité. David Lodge s’est, en symétrie, voulu "agnostique catholique", autrement dit un mécréant conscient d’avoir toujours besoin de l’Église.