Les gros mots ne sont pas totalement inintéressants. Bien sûr, il est tout à fait légitime et même sain d’en être choqué, ou du moins de les trouver d’aussi mauvais goût qu’inutiles, de préférer les ignorer et de se garder d’en proférer. Il n’empêche qu’ils sont révélateurs de l’état d’une société, et même (si l’on n’a pas peur d’un non pas gros, mais grand mot) de sa culture. Ce sont certes des interjections, parfois de simples cris ou onomatopées, avec en transcription (variable) des points d’exclamation et/ou de suspension : le niveau préhominien du langage. La raison en est qu’on y recourt pour exprimer une réaction spontanée, un sentiment négatif si impérieux qu’il rend inadéquats des termes plus ordinaires et ne laisse pas le loisir d’élaborer un discours. Ce n’est cependant qu’exceptionnellement une création originale, et généralement au contraire une reprise de vocables en circulation dans "l’air du temps".
Le besoin de transgression
Il y a là un paradoxe. Il s’explique assez aisément par le fait que l’on bute sur quelque chose, sur une limite, qu’on a du mal à l’accepter et qu’on est poussé à la refuser pour la dépasser. Autrement dit, on est possédé par un désir de transgression. Mais de quoi ? Ce qui résiste est précisément la réalité qui motive le dépassement. Il reste alors à enfreindre les règles communément admises de la civilité, à violer les interdits — ou du moins à assumer (fût-ce simplement en l’évoquant sans complexe) ce que les convenances réprouvent. C’est ici que l’aporie s’exacerbe : non seulement le débordement reconnaît tacitement l’existence du tabou qu’il renie, mais encore il se coule, par mimétisme inversé, en conformisme symétrique qui ne laisse qu’une illusion de liberté.
Le champ lexical des gros mots couvre en effet comme le symétrique de ce qui demeure invinciblement sacré, transcendant ou inaltérable — tout ce qui s’impose à l’homme sans qu’il puisse le maîtriser au gré de ses humeurs. De ce point de vue, l’histoire des jurons est fort instructive. Pendant longtemps sous nos climats, pour "lâcher de la pression", se défouler, défier les lois non écrites mais d’autant plus contraignantes du milieu, on profanait les noms de Dieu et de ce qui est saint ou sanctifie. La sécularisation étant survenue, comme la religion est déjà dévaluée et marginalisée, il ne subsiste plus à piétiner que la pudeur élémentaire, en en prenant pavloviennement le contrepied. On reproduit ainsi, sans guère de créativité, des éructations déjà usuelles et qui ne se renouvellent que très lentement, en fonction de modes.
Des exutoires bon marché
Les trois jurons (paraît-il) les plus populaires sont : un nom qui identifie péjorativement une dame faisant commerce de ses charmes ; un mot qui désigne crûment la matière fécale ; et une expression laissant entendre que ce qui contrarie mérite juste qu’on y décharge ses intestins. À quoi s’ajoute la fortune d’un terme qui, à l’origine, désignait l’organe sexuel externe de la femme et sert désormais à qualifier quelqu’un ou quelque chose de parfaitement stupide. Il y a encore les dérivés de "sale", avec une désinence masculine (-aud) ou féminine (-ope) : ils n’ont plus qu’un lointain rapport avec la crasse physique, et servent à caractériser des personnes n’obéissant qu’à leurs vils appétits prédateurs et donc passibles de réprobation publique, si ce n’est d’exclusion sociale.
Ce n’est donc pas un rejet de toute morale, même s’il n’y a guère de cohérence. On bafoue des conventions d’ordre général pour dénoncer un scandale particulier, mais sans réussir à dire au nom de quoi. De plus, l’insulte ne résout pas le problème : le qualifier en termes dégradants lui donne au contraire une consistance objective, confortée par l’agressivité verbale de l’insulte. Et au lieu de sortir des sentiers battus et d’être délivré, on s’enlise dans des ornières qui ne sont en fait pas moins préétablies et sermonneuses que les interdits au nom de la décence. Les gros mots sont ainsi de minuscules révoltes qui ne se coagulent jamais en une révolution, mais dont les contradictions corrodent la civilisation en y développant un vocabulaire finalement assez pauvre d’exutoires bon marché à des frustrations.
De l’interdit biblique à l’inventivité du capitaine Haddock
Une question à se poser est de savoir s’il faut se réjouir du recul des blasphèmes, même si c’est au profit de la scatologie et de la pornographie. En un sens, on peut dire que oui. Après tout, ces grossièretés épargnent de prononcer en vain le nom du Très-Haut. La Bible est fort claire à ce sujet (Ex 20, 7 ; Lv 19, 12 ; Dt 5, 11 ; Ps 139, 20 ; Jr 34, 16 ; Ez 39, 7…). On peut ne pas regretter que les jurons où "-bleu" était substitué à "Dieu" ("palsambleu", "morbleu", etc.) soient tombés en désuétude, tout comme "sapristi" et "diantre" (prudentes déformations de "sacristie" et "diable"). "Sapristi" a même dégénéré pour donner "saperlotte" et "saperlipopette", aussi innocents ou neutres que "zut", dont la source (ni iconoclaste, ni obscène) demeure mystérieuse.
L’origine profanatrice de "scrogneugneu" (qui contient une trace de "sacré" et rime avec "Dieu") est oubliée. Idem pour le fameux "rogntudju" (et ses variantes) de Prunelle, le supérieur hiérarchique de Gaston et victime de ses gaffes chez Spirou. Ici, les exclamations ne se réfèrent plus à rien d’explicite et deviennent arbitraires, comme fruits d’une inventivité exubérante et gratuite. Il y a ainsi le "cornegidouille" du Père Ubu, et c’est, bien sûr, spécialement manifeste dans les bordées d’injures du capitaine Haddock : bien peu savent (par exemple) d’où vient "moule à gaufre", ce qu’est un ophicléide, un kroumir ou une catachrèse… Loin d’offenser, les sonorités, l’accumulation ou les répétitions de vocables inattendus ont chez les témoins un effet comique et détendant.
Abolir l’homme après Dieu ?
Ce sont cependant là des créations quasiment artistiques, donc guère reproductibles par n’importe qui au quotidien. Elles sont tout de même révélatrices d’une irrésistible propension à un dépassement des astreintes concrètes et immédiates, que le discours réfléchi mettrait du temps à intégrer dans un cadre interprétatif plus vaste et plus complexe. La transgression peut se faire vers le haut, en défiant Dieu et l’ordre qu’il cautionne présumément sur terre. Elle peut (plus exceptionnellement) emmener dans le vide de l’absurde qui permet, comme avec Ubu, Prunelle et Haddock, le soulagement provisoire du sourire. Elle peut enfin orienter vers le bas. En ce dernier cas, l’obsession des excréments et d’une sexualité sans amour ni fécondité révèle à quel point ce qui irrite non seulement est tenu pour vil et souillé, mais encore contamine et embourbe jusqu’à celui qui — en vain — se plaint et se révolte.
L’ennui n’est alors pas simplement qu’est occultée et décrétée totalement illusoire la transcendance dont l’homme porte en lui l’image et qui peut restaurer sa pleine dignité. Car le sous-entendu est également que la fange est en train d’enfler et de tout submerger. Autrement dit, lorsque le surnaturel est aboli et qu’on ne se donne même plus la peine de le tourner en dérision, il ne reste plus que la nature à transgresser. Quand on pense en avoir fini avec Dieu, on bafoue l’humanité. C’est pourquoi l’avènement de la scatologie et de la pornographie comme moyens de résistance aux déboires de l’existence n’est vraiment pas un progrès. La bonne nouvelle est tout de même qu’on peut voir là une confirmation que l’homme a besoin de Dieu pour ne pas rester livré à lui-même et s’avilir tout seul.