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La religion populaire n’est pas incompatible avec la foi des élites 

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Jean Duchesne - publié le 31/12/24
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Les renouveaux du XXe siècle ont découragé et parfois méprisé les conformismes religieux. Mais la piété humble qui a résisté, analyse l’essayiste Jean Duchesne, garde le besoin de pasteurs.

Un événement de l’an 2024 déjà clos aura peut-être été le retour de la religion populaire. On pense bien sûr à la visite du pape à Ajaccio le 15 décembre pour un colloque sur ce thème. Confréries et chorales corses ont montré à cette occasion qu’il y avait là une réalité indéniable. Mais il y a eu bien d’autres signes. C’est un phénomène qui n’avait sans doute pas disparu. Il avait simplement échappé aux radars non seulement médiatiques, mais encore universitaires : les manifestations régulières et localisées de piété traditionnelle, même si elles rassemblent des masses (en moyenne 5 millions de visiteurs par an à Lourdes au XXe siècle) ne font pas la "une" (pas de scandales ni de polémiques) ; et elles n’intéressent guère les sociologues, auxquels des statistiques nationales de pratique sacramentelle suffisent pour évaluer commodément la place du "fait religieux" dans la société.

Quand les grands de ce monde rejoignent la religiosité des masses

Un autre exemple récent et frappant de religiosité populaire a été les émotions unanimes soulevées par l’incendie et la restauration de Notre-Dame de Paris. Certes, le public et les autorités civiles et mécènes qui ont tout pris en charge n’ont pas justifié leurs contributions par des confessions de foi. Ils ont pourtant ressenti le besoin de participer sans l’expliquer (on ne le leur a d’ailleurs pas demandé) — sans donc porter d’autre témoignage que des gestes tangibles, en acceptation tacite mais soutien actif de quelque chose qui n’est pas seulement patrimonial, mais qui a été gardé vivant par le catholicisme et qui lui resterait évidemment confié.

C’est précisément ce genre d’adhésion ponctuelle ou épisodique, pour des motifs non affichés, qui caractérise les dévotions auxquelles se joignent des gens qui ne vont que rarement à l’église. Ceci vaut également de la cérémonie de réouverture le 7 décembre dernier. Bien sûr, c’était en présence d’une impressionnante assemblée de célébrités internationales. Mais tous ces chefs d’État, politiciens, grands patrons et vedettes étaient en rangs serrés dans la nef réservée au peuple et, en un sens, le représentaient. Car les convictions religieuses qu’ils avaient (ou pas) n’étaient probablement pas plus ni moins variées que parmi les millions de téléspectateurs qui ont suivi l’événement en distanciel, ou dans les villages où l’on se mobilise pour sauver l’église délaissée, ou encore au sein d’une foule estivale à un pardon breton.

L’Église des militants et celle des consommateurs

On pourrait encore évoquer la déclaration Fiducia supplicans, publiée il y a un peu plus d’un an, en décembre 2023. Elle ouvre la possibilité de bénir des couples "en situation irrégulière" (divorcés, de même sexe). C’est une réponse aux demandes, là aussi, de croyants que l’on peut dire passifs et intermittents : quelle que soit la sincérité de leur foi — que Dieu seul connaît —, ils ne l’expriment pas de façon habituelle et personnalisée, mais n’en contestent ouvertement rien. Des comportements privés non conformes à la morale traditionnellement tirée de l’Évangile les retiennent de s’engager pleinement dans la communion ecclésiale, et ils ont d’autres priorités au quotidien, mais ce ne sont certainement pas des païens ni des athées.

Il n’y a là en fait rien de nouveau. Les infidélités conjugales et les abus sexuels n’ont pas commencé soudain au XXe siècle. Il y a bien d’autres causes de désaffection du religieux. Beaucoup ont longtemps pu se contenter de pratiques minimales (se confesser et communier une fois l’an, voire ne recourir à un prêtre que pour le baptême, le mariage et les obsèques). Était-ce mieux ? Pas sûr ! Au moins, cela ne portait pas à distinguer entre les "bons chrétiens" (de plus en plus minoritaires dans leur piété assidue et leur zèle apostolique) et les consommateurs de rites d’insertion socio-culturelle (masse en constante érosion, faute de motivations et face à une offre diversifiée). La question est alors : comment on en est arrivé là ?

Face à l’alliance du rationalisme et du sentimentalisme

Une solution tentante à cette énigme est d’invoquer la sécularisation. Mais ce n’est là qu’un effet sensible d’un phénomène plus originel : l’avènement du "moi", inauguré par Montaigne et Descartes (le premier philosophe à dire "je" : cogito, ergo sum), développé par les "Lumières" en mêlant rationalisme et sentimentalisme, et épanoui dans le défi romantique à toutes les limites. L’irruption de l’introspection et des sciences a révolutionné la culture. Et comme chaque fois qu’elle affrontait de telles percées, l’Église a résisté (au XIXe siècle), puis en a tiré parti (au XXe) pour renouveler l’intelligence et les mises en œuvre de sa foi.

Les avancées réalisées depuis un peu plus de cent ans sont considérables. Il y a d’abord la réappropriation de la Bible (Premier Testament compris). Elle était jusque-là déconseillée aux fidèles, car elle avait servi à justifier la dissidence protestante, puis été désacralisée par une exégèse excluant a priori toute transcendance. Ce recentrage a encouragé l’œcuménisme et même la reconnaissance d’une dépendance vis-à-vis du judaïsme. L’intérêt pour les Écritures a encore refondu la théologie, en la basant non plus sur des preuves de l’existence de Dieu mais sur la Révélation, et aussi sur l’histoire de la pensée chrétienne lancée par les Pères de l’Église. Cet intérêt pour les traditions dans leur continuité jamais figée depuis leurs sources a de plus inspiré en liturgie des rénovations qui ont dérangé des habitudes supposées (à tort) immuables.

L’essor de la spiritualité

L’avancée la plus radicale a cependant été l’invention de la spiritualité. C’est un mot qui, jusqu’au début du XXe siècle, n’était que rarement utilisé. On ne parlait que d’ascèse et de mystique, la première (c’est-à-dire les exercices — askêses en grec — formels de piété, et pas seulement des mortifications) étant le lot commun et la seconde un privilège exceptionnel. Du fait de l’individualisme rendu possible et même stimulé par l’amélioration de la sécurité et du confort, l’attention s’est de plus en plus portée sur le "vécu" personnel, le "ressenti" à l’église et dans la prière solitaire, l’expérience intime, l’agrément (ou désagrément) éprouvé… 

Cette éclosion de la spiritualité n’a pas été que subjective. Elle a rendu bavard. Les chrétiens sont aujourd’hui incités à témoigner de leur foi, à partager ce qu’ils assimilent et appliquent du dogme, mais aussi leurs tourments, leur gêne devant tel ou tel aspect ou prolongement… Tout cela n’a pas pu être adopté d’un seul coup par "la piétaille", et c’est ainsi qu’un fossé s’est creusé entre des activistes et ceux qui avaient du mal à s’adapter et s’investir davantage.

L’anticléricalisme ne vaut pas mieux que le cléricalisme

La piété fruste, trop aisément satisfaite, a alors été soupçonnée d’approximations et de superficialité. Mais assez vite, le dominicain Serge Bonnet (À hue et à dia, 1973), l’abbé Robert Pannet (Le Catholicisme populaire, 1974) et le philosophe Maurice Clavel (Dieu est Dieu, nom de Dieu !, 1976) ont dénoncé le cléricalisme enivré par le "renouveau" qui imposait au peuple une religion élitiste. De fait, la Bible est souvent ardue, et la théologie ou l’apostolat requièrent certains talents… Heureusement, les dévotions réputées simplettes sont à présent réhabilitées : même si elles ne mènent pas directement au cœur de la foi, c’est-à-dire à une relation personnelle intense avec Dieu, il est admis qu’elles font partie d’un cheminement…

Il ne faudrait toutefois pas que cela débouche sur un anticléricalisme qui serait aussi ruineux que son inverse. Oui, la foi doit réconforter et pas seulement bousculer. Non, ni les exigences intellectuelles ni la maîtrise du verbe ne sont nécessaires pour suivre le Christ. Mais la piété humble n’est pas autonome et sait d’instinct avoir besoin de prêtres et de guides qui la comprennent et la nourrissent. En suscitera-t-elle ? C’est un des enjeux de l’heure. Un autre est de sauvegarder les avancées du XXe siècle. Sans doute faut-il (comme déjà dans l’histoire) pas mal de temps pour qu’elles soient assimilées et portent du fruit. C’est en tout cas à leur école que sont formés ceux et celles qui sont capables d’écouter et de rassembler un peuple.

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