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Ce sont coup sur coup deux manifestations patrimoniales qui doivent se tenir. Celle, fort attendue, au moins par l’archevêque et les chanoines de Paris, sans doute par un certain nombre de fidèles aussi, de la restitution de Notre-Dame de Paris au culte après sa restauration-reconstruction due à l’incendie de 2019. Et celle, plus inattendue, et dont on attend encore la date, de l’entrée au Panthéon de l’historien Marc Bloch (1889-1944).
L’intérêt de se frotter à la sacralité
De manière quelque peu acide, cynique et distanciée, on pourrait considérer ces choses comme purement, absolument, totalement politico-médiatiques et médiatico-politiciennes. Après tout, dans les deux cas, un président de la République quelque peu déconsidéré par sa propre impéritie cherche tant qu’il le peut à se redonner une dose de légitimité en se frottant à ce qui reste de sacré, ou considéré comme tel, dans la France contemporaine. La Résistance et le patrimoine le plus lié à l’histoire nationale, voilà ce qui permettrait à un responsable politique de penser pouvoir obtenir une forme d’éternité ou d’autorité — mais la mixtion avec la sacralité du sport ou des grandes causes qualifiées de morale peut tout aussi bien être recherchée, à voir la propension présidentielle à câliner en certaines circonstances tel footballeur star et ou telle iconique chanteuse.
Et le monde médiatique, certain de savoir ce dont il faut parler, parce qu’il le sait, y trouve son compte d’images, d’histoires, d’éclaircissements, de commentaires. Quant à ceux qui sont parties prenantes ou invités ex statuto, ou parce que leur présence rehaussera le prestige de la célébration, ou parce qu’ils ont réussi "à en être", ils pourront dire : "J’y étais."
Deux catégories de Français
Mais ce regard fort désabusé n’ignorerait-il pas l’indirecte leçon de ce grand savant que fut Marc Bloch ? Celui-ci pensait en effet qu’"il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. Peu importe l’orientation présente de leurs préférences. Leur imperméabilité aux plus beaux jaillissements de l’enthousiasme collectif suffit à les condamner" (L’Étrange défaite, 1940). Lui chez qui la profession d’historien était une modalité du fait d’être Français, il aurait donc sans doute jugé que celui qui se prétend peu ou prou historien ne peut ainsi faire fi de l’incendie et de la restauration de Notre-Dame, tant ils ont suscité et suscitent d’indéniables émotions, quand bien même celles-ci sont en partie construites et entretenues médiatiquement et politiquement.
Mourir pour sa patrie
C’est possible, c’est même fort vraisemblable. Mais on pourrait aussi répondre à Bloch que, s’il pouvait ainsi penser, c’est parce qu’il se définissait comme simplement Français, homme d’une patrie républicaine construite par une longue histoire et finalisée par la grandeur humaine et des valeurs universelles, dont il considérait que c’était un honneur que de pouvoir donner sa vie pour elle. Mais justement : peut-on encore, aujourd’hui, penser ainsi ? Qui croit vraiment encore aujourd’hui en cette patrie assumant toute son histoire, au point de trouver honorable qu’on lui donne sa vie ? Il suffit de poser plus ou moins directement la question à des étudiants ou à des élèves pour constater que fort peu voire aucun d’entre eux n’est prêt à dire qu’il accepterait de mourir pour son pays, qu’une patrie peut légitimement demander à un citoyen sa vie pour la défendre, qu’il jugerait normal d’avoir comme Michel Goya La mort comme hypothèse de travail, et qu’il y aurait de bonnes raisons de s’exposer à la place de ses concitoyens au risque de la déshumanisation par la jouissance du combat meurtrier comme le relate le général François Lecointre.
Les soldats ne sont plus désormais des héros ou des martyrs, ils meurent trop loin pour des causes trop peu claires. La République, bouffie de bonne conscience par la grâce de ses responsables, les a remplacés par des professeurs égorgés qu’elle célèbre avec emphase en scandant "C’est la République qu’on assassine", ce qui la dispense de leur donner les moyens d’exercer leurs missions — ce qui permettrait au moins qu’aucun de leurs anciens élèves ne décide de les tuer.
Célébrer Notre-Dame
Et l’on ne parle ici que de donner sa vie. On pourrait être bien plus long sur la confiance et la croyance en la France patrie républicaine des valeurs universelles, et sur l’impossibilité d’y adhérer désormais. Car la convocation incessante de la République n’est jamais qu’un mantra compulsif incapable de revitaliser ce que le libéralisme économique et culturel a radicalement extrudé pour le transformer en zombie propice à organiser l’idolâtrie de l’accomplissement individuel par la consommation et l’autocréation de soi par soi.
Comment donc désormais croire encore comme Bloch pour célébrer Notre-Dame ? Nos temps et notre pratique historienne sont trop radicalement désenchantés, comme sut le dire en son temps Mylène Farmer, qui capta toujours si bien un certain nombre de traits ambigus et obscurs de son temps et sut dire une situation tout en y apportant une explication — l’échec du christianisme comme salut de l’amour, voire l’impossibilité du salut des hommes —, laquelle la réjouit peut-être à voir la façon dont elle en accepta la mise en scène, mais qui, en même temps, sans qu’elle le sache vraiment, dit une réalité plus profonde, tant il est vrai que d’aucuns sont prophètes sans le savoir.
L’esprit d’enfance
Est-il donc étonnant que tous ne puissent désormais plus vraiment vibrer à la réouverture d’une cathédrale qui connut fort tardivement le destin de tant d’autres bâtiments médiévaux, soit l’incendie, dont d’aucuns pensèrent qu’il était presque purificateur ? Peut-être manque-t-on ici de cette chose qu’on appelle l’esprit d’enfance : cette capacité à adhérer pleinement, intensément, entièrement, à ce que l’on vit et ressent, à s’émerveiller sans questions et à se réjouir sans arrière-pensées, et qui n’est sans doute qu’une autre facette de l’absolue confiance et disponibilité à ce qui est donné d’ailleurs pour être reçu. Mais il est vrai que peu agissent pour que l’on puisse retrouver cette enfance perdue, et ce ne sont pas une cérémonie de réouverture ni une panthéonisation de plus qui y changeront quoi que ce soit. Au contraire.
Car qui aime encore la vérité comme Bloch ? Qui ferait aujourd’hui, comme lui, graver sur sa tombe un Dilexit veritatem, indirect écho donné par ce Français juif sécularisé au chrétien Veritas liberabit vos ? Et qui voit aujourd’hui en Notre-Dame rediviva non d’abord un patrimoine disant la France et la place du catholicisme en son sein, qui plus est approprié par de petits intérêts politico-clérico-médiatiques, mais bien une plus que pâle esquisse de la Jérusalem céleste ? Reste-t-il encore des fidèles pour vraiment chanter à cœur ardent Rorate cæli desuper et espérer littéralement qu’advienne de nouveau dans la gloire celui qui fera passer pour rien toutes choses de ce monde, même le Panthéon, même les cathédrales ? Que s’ouvre donc Notre-Dame, que le Panthéon accueille Marc Bloch. Qu’on se réjouisse, si l’on veut. Qu’on ait l’illusion, si l’on y tient, que la pétrification de la gloire empêche la putréfaction des chairs et des nations. Mais qu’on n’oublie jamais que là où l’on met son trésor, là on aura son cœur.