Voilà un homme qui a médité toute sa vie la Parole de Dieu. Le Sh’ma Israel [Écoute Israël !], formulé synthétiquement dans le Deutéronome (Dt 6, 4-6) est devenu la boussole de sa vie, comme il convient pour tout juif pieux. L’Église s’inscrit d’ailleurs dans le droit fil de cette tradition puisqu’elle donne à méditer le Sh’ma Israel en un moment-clé de la liturgie des heures, à l’office de complies du samedi soir, qui introduit à la liturgie dominicale. L’Église signifie par-là que l’accomplissement plénier du Sh’ma Israel se trouve dans la mort et la résurrection du Christ qui communique la grâce et la vie éternelle à ceux qui croient en lui.
La Parole de Dieu est entrée en lui
La Parole de Dieu, le juif pieux que l’Évangile du jour nous présente l’a écoutée à la Synagogue, il l’a lue sur les rouleaux de la Torah, il l’a ruminée dans son esprit lorsqu’il marchait sur les chemins… Il en a même fait son métier, puisqu’il est désigné comme scribe. La Parole de Dieu est entrée en lui jusqu’à ne faire plus qu’un avec lui. Il peut faire siennes les paroles du prophète Ézéchiel : "Alors j’ai vu une main tendue vers moi, tenant un livre en forme de rouleau. […] Fils d’homme, ce qui est devant toi, mange-le, mange ce rouleau ! […] Je le mangeai, et dans ma bouche il fut doux comme du miel" (Ez 2, 9 ; 3, 1-3). À force de fréquenter la Parole de Dieu dans les Saintes Écritures, ce sont des versets bibliques qui lui viennent spontanément sur les lèvres en toute situation.
Cette intériorisation de la Parole de Dieu qui devient plus intime à soi-même que soi-même, chacun y est appelé s’il la fréquente assidûment. Un vieux moine bénédictin observait : "La mémoire, toute façonnée par la Bible, entièrement nourrie de mots bibliques et des images qu’ils évoquent, fait qu’on s’exprime spontanément dans un vocabulaire biblique : les réminiscences ne sont pas des citations, des éléments de phrases qu’on emprunte à un autre ; elles sont les mots de celui qui les emploie, elles lui appartiennent".
Dans le cœur de Jésus
Aussi lorsque cet homme habité par la Parole de Dieu rencontre Jésus pour la première fois, il le « reconnaît ». Oh ! bien sûr, il ne se prosterne pas à genoux devant Jésus en confessant qu’il est le Fils du Père éternel, envoyé pour nous sauver et nous communiquer la vie divine dans l’Esprit. Mais il le "reconnaît", d’une manière confuse, sans doute pas complètement consciente. Cette voix par laquelle Dieu murmurait dans son cœur, voilà qu’il l’entend, pour de vrai. Saint Grégoire le Grand, plusieurs siècles après lui, écrivait qu’on "découvre le cœur de Dieu dans la Parole de Dieu." Parce que ce juif pieux connaissait intimement la Parole de Dieu, il était déjà entré dans le cœur de Dieu, et son propre cœur pouvait battre avec le cœur de Jésus à l’unisson après l’avoir reconnu. Rappelons-le alors que le pape François nous exhorte à approfondir la spiritualité du Sacré-Cœur : celui qui veut sonder les profondeurs du cœur de Jésus ne peut se dispenser d’étudier et d’intérioriser sa parole telle qu’elle est consignée dans l’Écriture Sainte et reçue dans la tradition de l’Église. Autrement sa dévotion sera vide et "sans intelligence" (Rm 10, 2).
Répondre amour pour amour
Revenons à notre juif pieux. Il pressent que Jésus est la clé qui ouvre l’interprétation la plus profonde des Écritures, le point focal vers lequel tous ces milliers de versets, si divers qu’ils paraissent contradictoires, convergent et prennent tout leur sens, ainsi que Jésus lui-même l’enseigne aux disciples d’Emmaüs après sa résurrection : "Et partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait" (Lc 24, 27). Alors ce juif pieux demande quel est le premier de tous les commandements. La manière de poser la question semble un peu étroite, un peu étriquée, comme si la relation à Dieu n’était qu’une affaire d’obligation, ou de technique : dis-moi ce qu’il faut faire pour être en règle, je ferai le nécessaire. Mais pour un juif pieux, déjà travaillé par l’Esprit, c’est très profond : ce qui est en jeu, dans la question du premier commandement, c’est le secret du cœur de Dieu. Qu’est-ce qui donne de la joie à ce Dieu que j’aime ?
L’amour de Dieu et du prochain vaut mieux que toute offrande d’holocaustes et de sacrifices.
Puis-je donner de la joie à celui qui est déjà parfaitement heureux en lui-même dans l’éternité de la Trinité ? Oui, en répondant amour pour amour. Un amour insuffisant, limité, malhabile, inconstant, sans commune mesure avec l’amour divin, mais un amour dans lequel je me donne tout entier. Ainsi que l’écrit saint Bernard : "De tous les mouvements de l’âme, de ses sentiments et de ses affections, l’amour est le seul qui permette à la créature de répondre à son créateur, sinon d’égal à égal, du moins de semblable à semblable."
L’amour des frères
Et c’est pour cela que Dieu n’attend pas de nous d’abord tel exploit, tel acte méritant, ou le respect scrupuleux des commandements, mais d’abord l’amour. Saint Bernard, à nouveau, écrit : "Lorsque Dieu aime, il ne veut rien d’autre que d’être aimé, car il n’aime que pour qu’on l’aime, sachant que ceux qui l’aimeront accèderont par là même à la béatitude." À cette réponse d’amour que l’homme peut donner à Dieu, il faut encore ajouter l’amour des frères, qui non seulement vérifie la qualité de l’amour pour Dieu, mais qui en procède comme par surabondance, par un débordement paradoxal, à la fois nécessaire et spontané.
Lorsque l’homme entend la réponse de Jésus, il la reformule dans ses mots à lui. Et il y a cette précision qu’il ajoute, et qui ne trompe pas : l’amour de Dieu et du prochain vaut mieux que toute offrande d’holocaustes et de sacrifices. Cela, Jésus ne l’avait pas dit. Mais la parole de Jésus ayant fourni la clé d’interprétation de toutes les Écritures, cette précision s’impose comme une évidence à celui qui est habité par la Parole de Dieu depuis toujours.
Tout proche du Royaume
Jésus conclut : "Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu." C’est qu’en effet, si cet homme s’engage de tout son cœur sur la voie de l’amour de Dieu et du prochain, la vie éternelle lui est promise et même, elle est déjà commencée. Il n’est pas loin du Royaume de Dieu parce qu’il a reconnu le chemin pour y parvenir. Mais si cet homme n’est pas loin du Royaume de Dieu, c’est aussi que le Royaume de Dieu n’est rien d’autre que Jésus lui-même. Cet homme n’est pas loin du Royaume de Dieu, parce qu’il s’est fait proche de Jésus. Le Royaume de Dieu, c’est Jésus-Christ en personne, et c’est la société de tous ceux qui lui sont unis pour former avec lui le Christ-Total, c’est-à-dire l’Église. Une société qui a l’amour de Dieu et du prochain pour seule et unique loi.
Lectures du 31e dimanche du temps ordinaire :