La quatrième encyclique du pape François publiée le 24 octobre a été dûment saluée, analysée et résumée dans la presse catholique, mais n’a suscité au mieux, dans les grands médias commerciaux, que des mentions d’une politesse minimale. On aurait tort de voir là seulement du mépris, ou une preuve supplémentaire de la sécularisation de l’Occident. Car le fond de l’affaire est que le monde profane a préféré ignorer un document d’un poids embarrassant, qui n’alimente aucune polémique en cours ni inquiétude devenue chronique. L’histoire dira si Dilexit nos a vraiment moins de portée que les guerres en Ukraine et au Moyen Orient, les élections américaines, la discussion du budget au Palais-Bourbon ou l’entrée payante à Notre-Dame de Paris.
La vérité enfouie de l’être personnel
Ce qui incite à présumer que ce texte pontifical a une valeur indépendante des circonstances est qu’il définit assez nettement ce qui intéresse le christianisme, le niveau qu’il sait depuis son origine avoir mission d’atteindre et où il entend agir — à savoir le cœur, c’est-à-dire le "centre unificateur qui donne à tout ce que vit la personne un sens et une orientation". Autrement dit, l’enjeu n’est pas du tout une influence dans la société civile et la culture, et encore moins le pouvoir au sein de l’Église. Ce n’est évidemment pas non plus les préceptes moraux et ni même les obligations rituelles. C’est bien plutôt la conversion, l’ouverture à Dieu, à renouveler inlassablement au quotidien, jusqu’au plus intime et décisif de chacun.
De cette vérité enfouie de son être personnel, chacun a en même temps besoin et peur. Besoin d’abord, parce que créé "à la ressemblance du Créateur", lequel n’est pas absurde ni arbitraire, mais conscient de ce qu’il est, veut et fait. Et puis peur de perdre ce qui est ainsi reçu de lui, et envie de se l’approprier. Le cœur de l’homme est donc incertain : les sentiments s’opposent, entre aspirations et angoisses, et affectent l’intelligence et la volonté en sens contraires. Mais le Père des cieux a envoyé son Fils, qui a pris un cœur humain. Raison et sensibilité s’y conjuguent de même qu’en Dieu, où il n’y a rien d’une mécanique froide et indifférente. Par ses paroles et par ses gestes, le Messie révèle ce qui le motive et permet de s’y laisser associer pour devenir, comme lui et en lui, véritablement enfant de Dieu.
L’amour redéfini à partir du cœur
Le mérite principal (bien que peut-être pas le plus évident) de l’encyclique qui vient d’être publiée n’est pas seulement de faire comprendre qu’en tant que vérité personnelle de chacun, le cœur n’est pas habité uniquement par des pulsions et émotions incontrôlables, mais fait des choix qu’il rationalise et exerce donc une liberté. Car le pape montre aussi, avec une certaine finesse psychologique, que le cœur, s’il est le centre vital du "moi", ne peut se satisfaire de l’autosuffisance où il est régulièrement tenté de se retrancher, mais réclame invinciblement de pouvoir de s’ouvrir aux autres — ce qui est totalement réalisé dans le Cœur du Fils fait homme.
C’est donc l’amour qui est défini ici non pas comme attirance et désir de jouissance, ni à l’inverse comme charité impersonnelle à force d’altruisme, mais à partir de l’activité du cœur comme la plus nécessaire à une vie qui ne soit pas purement biologique. Dilexit nos dépasse là l’anthropologie et ouvre une perspective proprement théologique, si ce n’est contemplative : l’amour est en quelque sorte le secret de Dieu et constitue en lui les personnes du Père, du Fils et de l’Esprit. Ces relations ne sont pas simplement a priori inimaginables. Elles suscitent l’émerveillement, l’adoration, la louange, d’autant plus que cet amour se manifeste pour être partagé et n’est découragé par aucun refus ni oubli — c’est-à-dire est miséricorde.
Un progrès dans l’histoire de la foi
Le pape s’applique à montrer que l’attention à ce qui anime Dieu (et est rendu pleinement accessible par le Christ) commence avec la Première Alliance et se développe au long de l’histoire, des Pères de l’Église à l’Époque contemporaine en passant par le Moyen Âge et les Temps modernes. Au fil des siècles, la représentation de cette intériorité divine toujours vive se concentre peu à peu dans la symbolique du cœur. On pourrait dire que cela fait partie des "progrès" de la foi, c’est-à-dire de découvertes sans fin des "inépuisables richesses" (Ep 3, 8) de la Révélation achevée, au même titre que les dogmes conciliaires, le culte marial, la réprobation de l’esclavage, le monachisme, la dignité de la femme, la présence réelle dans l’Eucharistie, l’autonomie du temporel, le célibat sacerdotal ou la valeur de la démocratie…
L’encyclique note que la dévotion au Sacré-Cœur se répand explicitement à partir du XVIIe siècle en une réplique vite populaire, stimulée par des mystiques, au rigorisme janséniste. On peut se permettre d’ajouter qu’elle a aussi servi à relever le défi d’un autre augustinisme indûment raidi : celui de certains Réformateurs. Elle a encore été utile, aux XIXe et XXe siècles, face au matérialisme implacable du rationalisme scientiste, puis à la fascination mortelle des idéologies. En un sens, cette quête de communion intime aux "sentiments qui sont [au présent ! Ndlr] dans le Christ Jésus" (Ph 2, 5) a relevé le défi de l’avènement du "moi" dans la "modernité", en invitant à une rencontre personnelle avec Dieu qui ouvre son Cœur.
Le Sacré-Cœur en butte à l’iconoclasme
Cette spiritualité a sans doute eu moins de succès au cours de ces dernière décennies. Le pape n’esquive pas cette difficulté. Elle est en partie due à une iconographie parfois trop partielle ou contradictoire, présupposant la foi au lieu d’en suggérer la paradoxale cohérence. L’accent a pu être excessivement mis sur le Cœur de chair blessé. Mais il est aussi figuré rayonnant de la gloire du Ressuscité, et l’amour qui en jaillit est perçu comme un feu (Lc 12, 49), alors que du côté transpercé s’écoule, en plus du sang, de l’eau (Jn 19, 34), avec une abondance fluviale (Jn 7, 38). L’encyclique demande de ne pas buter sur cette hétérogénéité. Ces signes sont tirés de la Révélation. Et, comme l’illustre le rejet final de l’iconoclasme à Byzance au IXe siècle, la piété a besoin d’images, sans toujours réussir à les coordonner.
Le Pape n’hésite en tout cas pas à justifier les démarches spirituelles qui, publiques et mal comprises, ont nui à la dévotion au Sacré-Cœur. Oui, dit-il, on peut, il faut même "consoler le Christ", bien que, remonté au ciel, il ne souffre plus. Pascal aurait pu être cité ici : "Jésus est en agonie jusqu’à la fin du monde ; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là" (comme les apôtres à Gethsémani : Mt 26, 36-41). Il s’agit d’être, à l’exemple du Bon Samaritain (Lc 10, 25-37), proche des malheureux, auxquels le Christ s’identifie (Mt 25, 40) jusqu’à son retour.
Componction et réparation
La componction est également réhabilitée. Elle revient à garder conscience de ses propres péchés, sans les dissoudre comme insignifiants dans la masse de ceux des autres. Enfin, la réparation ne consiste pas à s’infliger des pénitences et ne se résume pas à effacer les dégâts humains en veillant à punir leurs auteurs. L’idée est plutôt de s’associer à la restauration de la création à laquelle œuvre le Christ en aimant les autres comme il les aime (Jn 13, 34), en multipliant sans relâche les gestes de charité fraternelle. Ce qui requiert, avant des moyens concrets, d’ouvrir son cœur comme Jésus ouvre le sien. Cela se joue au plus intime. Il ne faut donc pas s’étonner que Dilexit nos fasse si peu de vagues en surface. Ce texte témoigne de la puissance sans violence du mouvement de fond qui "travaille" l’histoire de l’humanité depuis plus de 2000 ans.
Pratique