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« Lorsque vous moissonnerez vos terres, tu ne moissonneras pas jusqu’à la lisière du champ. Tu ne ramasseras pas les glanures de ta moisson : tu les laisseras au pauvre et à l’immigré. Je suis le Seigneur votre Dieu » (Lv 23,22). Il en est parfois des livres de la Bible comme de bien des choses : on y prend ce qui nous arrange et on oublie ce qui nous dérange. Les livres de loi ont mauvaise presse. On les remise au rang des archaïsmes et des traditions datées. Surtout à notre époque où la législation est sommée d’accompagner les caprices des mœurs, les peurs médiatisées et les soifs de vengeance.
Une lecture littéraliste des Écritures le dispute à la pusillanimité d’un éclectisme toujours un peu suspect. Il y a « paroles » et « paroles » et il est juste qu’on use d’un regard critique, intelligent et qui cherche à comprendre, mesurer, discerner. Un premier élément critique pourrait être de s’interroger et de rechercher dans la Bible quels sont les versets des livres législatifs qui sont repris par ailleurs : ainsi le décalogue et l’amour du prochain.
L’impératif de générosité
L’usage de ces versets, dans d’autres types de récits, accentue leurs poids et contribue à leur donner une valeur universelle et pour tous les temps. Ainsi de cette histoire de moisson. Elle peut paraître anecdotique surtout pour ceux d’entre nous qui sommes, les plus nombreux, citoyens de la ville et parfois bien étrangers au monde de la campagne. La moisson, la terre, le champ sont cependant rejoints par deux types de contemporains qui nous sont, eux, familiers : le pauvre et l’immigré. Nulle opposition en ces lignes : nul privilège de l’un au détriment de l’autre. Ils bénéficient tous les deux de l’impératif de générosité.
Ruth, fille de Moab, païenne venue raccompagner sa belle-mère en sa terre promise en fera l’expérience. Immigrée dans ce village de Bethléem où des siècles plus tard une naissance bouleversera l’Histoire, elle se retrouve mendiante pour que la mère de son défunt mari puisse manger à sa faim. Elle glane sur le champ du vieux Booz, qui finira par l’épouser, ce qui peut les maintenir en vie. Le maître du champ ordonne à ses ouvriers d’avoir la moisson généreuse en surplus. Les lisières deviennent des greniers où il est loisible de puiser largement.
La désignation du bouc émissaire
Il est impossible de ne pas penser à cela quand, chrétien, on assiste aux enflures verbales qui de plus en plus cherchent à désigner l’étranger, et demain le pauvre en général, comme la cause des problèmes de notre société. Que sa présence pose question ou problème est indéniable. Mais que la seule réponse possible soit la désignation d’un bouc émissaire est un grand malheur moral pour notre société.
Quand on est face à un champ, il y a deux manières de le traverser : en diagonale [...] Ou alors en longeant les côtés, le parcourant à la lisière
Le temps de Booz semble dissipé derrière les ténèbres de nos gourmandises. Il nous faut toujours dépenser plus pour nous-mêmes, quoi qu’il en coûte, pour nous assurer un train de vie qui consomme notre planète et éreinte les pays producteurs en matières premières, dont 80% sont englouties par 20% des humains. Et plus nous progressons, plus nous nous isolons : lorsque les frontières seront étanches, pour peu qu’elles le deviennent, alors viendra le temps de la chasse envers ceux qui poseront problème. À ceux qui seront restés, pris dans la nasse. Plus question de laisser aux lisières quoi que ce soit d’autre que des barbelés. Il en va de notre survie, nous dit-on. Mais peut-on survivre seuls lorsque le grand navire de l’humanité est à ce point chahuté par les flots et que grandit l’incapacité des passagers de première classe à ouvrir les yeux sur ceux des ponts inférieurs ?
À la lisière du champ
Le livre du Lévitique en bien des points, prône la méfiance envers les peuples païens et celui de Moab en particulier. Mais la loi du glanage s’impose au-dessus de la méfiance, même si cette dernière est légitime. Plutôt que de renoncer à la loi de Dieu, pourrions-nous prendre le temps, ensemble, de réfléchir avant que les instincts de survie ne nous rabaissent ?
Quand on est face à un champ, il y a deux manières de le traverser : en diagonale comme le font les citadins pressés, tout tendus qu’ils sont sur l’autre côté qui appelle d’autres horizons à atteindre au plus vite et le plus efficacement. Ou alors en longeant les côtés, le parcourant à la lisière. On y passe plus de temps. Mais on en voit la beauté, la poésie. Et on y trouve aussi ceux qui y sont cantonnés. On les rencontre et on apprend avec eux à glaner cette vie plutôt que de s’en rêver le maître.