Imaginons un juriste français qui aurait commencé sa carrière le 21 mars 1804, date de promulgation du code Napoléon, comme conseiller de l’archevêque de Paris pour les questions civiles. Rêvons : ce juriste a miraculeusement échappé à la mort. Il est encore en fonction aujourd’hui. Il a servi vingt-et-un archevêques, de Mgr de Belloy à Mgr Ulrich. Il s’apprête à faire valoir ses droits à la retraite au printemps 2025, âgé de 250 ans, après 220 ans de salariat au service de l’Église. Fort d’une aussi riche expérience, sentant venir sa mort prochaine, cet homme se livre à un bilan de son travail. Et il est fort perplexe.
Abolir le divorce
Il se rappelle qu’un de ses premiers grands dossiers fut de participer — sur demande de Mgr Maury — à la rédaction du projet de loi Bonald abolissant le divorce instauré par la loi de 1792. La loi Bonald votée en 1816 prétendait "rendre au mariage sa dignité dans l’intérêt de la religion". Notre juriste écrivait alors sans trembler que la religion catholique avait toujours interdit le divorce civil. Beaucoup plus tard, il avait repris un argumentaire du même tonneau, sur demande du cardinal Guibert, contre le projet Naquet voulant rétablir le divorce. Cet argumentaire n’empêcha pas la loi Naquet d’être votée en 1884 et le divorce d’être à nouveau légal.
Notre juriste gardait un souvenir douloureux de cet épisode, mais il se rappelait aussi qu’un siècle plus tard, il fut prié par Mgr Marty de rédiger une troisième note sur le même sujet : il ne s’agissait plus cette fois d’attaquer la loi Naquet, mais de la défendre ! C’était à n’y rien comprendre. Car la loi Naquet était menacée par un projet instituant le divorce par consentement mutuel. La troisième note de notre juriste fut sans résultat tangible cette fois encore, puisque le divorce par consentement mutuel fut adopté par une loi de 1975.
En 2023, au moment où était rédigée la loi assouplissant la loi de 1975, notre juriste avait concocté pour Mgr Ulrich un quatrième argumentaire destiné à défendre la loi de 1975, argumentaire dans lequel il rappelait que l’Église n’avait jamais interdit le divorce civil. Ça n’en finissait pas.
Loi civile et loi morale
Bref, la tête de notre homme commençait à lui tourner. Mais le vieux juriste s’aperçut qu’il avait connu plus déroutant encore : Mgr de Quélen lui avait demandé en 1825 un texte pour promouvoir la loi punissant pénalement les sacrilèges. Il avait obéi. Il avait commis un article dénonçant le député Royer-Collard qui prétendait qu’une telle loi conduirait à la confusion entre l’ordre civil et l’ordre religieux et serait une étape vers la théocratie. Notre juriste était dérouté, car il avait lu en 1993, au moment du débat sur la loi Leonetti relative à la fin de vie, une tribune de son patron de l’époque, Mgr Jean-Marie Lustiger, reprenant exactement les arguments de Royer-Collard. Qui croire ? Mgr Lustiger expliquait que l’Église ne devait pas céder à la tentation de confondre la loi civile avec la loi morale.
Le juriste découvrait avec stupeur qu’il avait eu tout faux : il avait condamné la loi Neuwirth de 1967 sur la contraception voulue par ce libertaire de De Gaulle, puis défendu cette même loi quelques années plus tard quand Simone Veil avait défendu un projet de loi pour dépénaliser l’avortement. Cette loi Veil qu’il avait condamnée, il s’était mis à la défendre quand elle fut dévoyée par des textes qui tendaient à transformer la dépénalisation en droit.
Notre homme avait de la même manière condamné la loi sur le PaCS avant de la défendre quand on avait prétendu imposer le mariage pour tous. Il avait également combattu puis défendu la loi Léonetti, condamné puis défendu la séparation de l’Église et de l’État. Il avait démissionné du Sillon avant de s’éloigner de l’Action française. Il avait lu avec gourmandise les articles antisémites de La Croix au moment de l’Affaire Dreyfus, puis avec la même gourmandise les articles du même journal faisant acte de repentance. Il avait exprimé sa vindicte juridique lors du procès contre l’adultérine Emma Bovary ; il s’était privé de la lecture de Victor Hugo, de Blaise Pascal, de Dumas, de Baudelaire et d’Henri Bergson, car ils étaient mis à l’index. On lui avait vivement déconseillé de lire Teilhard de Chardin. Il ne l’avait pas lu. Bref, le vieux juriste songeait avec mélancolie qu’il avait toujours eu un train de retard et qu’il avait peiné en vain. Il découvrait douloureusement que sur les sujets de société, l’Église qu’il avait servi de son mieux n’avait connu que les errements, l’impuissance et l’humiliation.
La vérité cachée
Mais le Seigneur lui fit alors comprendre cette révélation inouïe : l’Église était belle quand elle était humiliée. Quand par malheur l’Église avait disposé d’un vrai pouvoir politique, comme en 1825, elle s’était immanquablement fourvoyée. Quand elle avait subi la persécution, c’est-à-dire la plupart du temps, elle avait témoigné de la vérité. Le juriste chercha dans l’Évangile une explication à cette contradiction : il la trouva au chapitre 10 de Luc : "Alors Jésus tressaillit de joie sous l’action de l’Esprit saint et dit : “Je te bénis Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché ces choses aux sages et aux intelligents et de les avoir révélées aux petits”."
Provoquer la mort d’un mourant est une capitulation de notre humanité.
La loi civile, c’était l’affaire des sages et des intelligents : l’affaire des juristes. Les pauvres et les petits, c’était l’affaire de l’Église du Christ. Voilà ce que le cardinal-archevêque de Paris avait oublié de dire au fidèle juriste clérical qu’il avait recruté. Saint Paul pourtant l’avait prévenu, lui qui avait écrit "il n’y a plus ni esclave ni homme libre", mais sans avoir un mot contre la loi civile la plus scandaleuse de son époque, la loi de l’esclavage.
La force majoritaire de l’idéologie libertaire
Telles sont les prémisses qu’il faut avoir à l’esprit quand nous abordons la difficile question de la législation civile sur la fin de vie. La loi morale que Dieu a inscrit dans nos cœurs, qui n’est certes pas la loi civile, fonde notre identité d’homme : tu ne tueras pas. Provoquer la mort d’un mourant est une capitulation de notre humanité. Telle est la vérité que l’Église a reçu le devoir de répéter à temps et à contretemps. Elle le fait. Pour autant le gouvernement Barnier peut-il faire obstacle à la dérive de notre législation vers l’euthanasie légale ? Cela reste improbable. Michel Barnier est courageux. Il a voté contre le remboursement de l’IVG en 1982 (loi Roudy), contre le délit d’entrave à l’avortement en 1979 (loi Pelletier), contre le PaCS en 1999, se faisant à chaque fois copieusement insulter par les bien-pensants (qui ne sont pas moins nombreux à droite qu’à gauche). Mais il faut regarder les choses comme elles sont : le rapport des forces politiques ne donne guère de chance au Premier ministre de peser sur les choix sociétaux. Celui-ci considère que son mandat est ailleurs : rétablir l’ordre et l’économie. C’est ce qu’on attend d’un politique.
Sur le projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie, il peut s’assurer que le débat aura bien lieu, que la précipitation sera évitée, que les associations et les soignants seront entendus, que les amendements les plus mortifères seront écartés. Ce sera déjà ça. Mais l’air du temps, et notamment la force irrésistible de l’idéologie libertaire dans les rangs du Rassemblement national, ne donnent guère de chance à une majorité d’être trouvée contre le projet lui-même. Il nous faudra sur ce sujet vivre une fois de plus le divorce entre la loi morale et la loi civile. Mais n’oublions pas que dans notre civilisation, il est heureux que la loi civile ne soit pas imposée par les clercs, comme le rappelait fort opportunément le cardinal Jean-Marie Lustiger.