À Saint-Louis-des-Français, à Rome, Caravage a décrit la vie de Matthieu en trois grands tableaux, parmi les plus beaux qu’il ait peints. Le premier le montre vêtu de beaux vêtements luxueux et confortables, installé à son bureau, entouré de ses employés ; sa vie est aisée. Heureuse ? peut-être pas… En choisissant de travailler pour le fisc romain, Lévi fils d’Alphée a choisi la sécurité matérielle et ses avantages, mais sa profession l’a mis au ban de la société juive, faisant de lui un exclu, un paria sur le passage duquel l’on se détourne en crachant. Les gens comme il faut ne lui adressent plus la parole, les autres non plus d’ailleurs, car ils le détestent de les pressurer comme il le fait, étant intéressé aux gras bénéfices du census publicus, l’impôt impopulaire détourné au profit de l’occupant païen.
Et puis, il y a ce doigt qui se tend dans sa direction, et évoque invinciblement celui du Père tendu vers Adam dans les fresques de la Sixtine : « Toi, suis-moi ! » et Lévi va se lever et suivre le rabbi de Nazareth qui vient de l’arracher à son statut d’impur et à tous les avantages de son existence.
Dans la troisième toile du Caravage, on constate crûment le résultat de ce choix : Matthieu devenu vieux est étendu mourant, nu sur le sol, aux mains de jeunes bourreaux aux trop jolis visages d’anges dépravés, qui le torturent. N’est-il pas cet homme qui a tout vendu pour acheter cette perle de grand prix, image du Royaume des Cieux ? Étonnante histoire qui résume ou presque tout ce que nous savons de lui. De Lévi fils d’Alphée, percepteur de Capharnaüm que la rumeur publique prétend malhonnête, et dont il ne sera plus jamais question sous ce nom dans l’évangile, Jésus fait Matthieu, prénom araméen signifiant Don de Dieu.
Un évangile de comptable
Curieusement, Jésus ne confiera pas à cet homme d’argent et de comptes la gestion de la bourse commune, remise entre les mains de Judas — l’un de ces choix que l’on pourrait trouver peu judicieux et dont abondent les évangiles. Faut-il croire que le Christ, dans sa connaissance des hommes, a préféré laisser « l’argent de perdition » entre les mains du « fils de perdition », tout voleur qu’il soit, et délivrer Matthieu une fois pour toutes de la tentation de Mammon, le démon de la richesse, qui achète tout, sauf le salut des âmes ?
Mais l’a-t-Il délivré de son goût des chiffres ? Un commentateur a dit jadis que l’évangile de Matthieu, rédigé en araméen, puis traduit en grec, est un texte de comptable, où tout entre dans des colonnes de livres de comptes : sept paraboles, sept béatitudes, sept malédictions, sept invocations du Notre Père, etc. De tout le groupe, Matthieu a certainement été le plus lettré, le plus capable de prendre des notes, de tenir le bilan des enseignements du Maître. Et c’est pour ses compatriotes, auxquels, selon la Tradition, il prêche quinze ans la bonne nouvelle, qu’il rédige son évangile.
Même si la question reste disputée, et que certains coupeurs de cheveux en quatre prétendent que Matthieu et Lévi ne sont pas le même homme, alors que l’auteur démontre une connaissance de la fiscalité assez poussée, il semble qu’il l’écrit tôt, vers 45-50. Il est touchant de constater combien certaines paraboles, certains mots de Jésus qu’il est seul à citer ont l’air d’avoir été dits pour lui, le « scribe instruit de ce qui regarde le Royaume des Cieux ». Alors, ne lui disputons pas la paternité de son texte que Caravage montre dicté par un ange penché sur son épaule.
Sa légende dorée
Lui est-il arrivé de regretter sa confortable maison et son travail tranquille, la stabilité et la richesse ? Ou sa rencontre avec le Christ l’a-t-elle une fois pour toutes libéré de toute prudence humaine ? S’il est certain que l’évangéliste s’est donné au service de la première Église judéo-chrétienne, la suite est moins assurée, car on l’a parfois confondu avec Matthias, le treizième apôtre et son quasi homonyme. Il ne fait guère de doute qu’après la dispersion de sa communauté persécutée par Hérode, il a quitté la Judée, mais pour aller où ? Les uns disent chez les Parthes, dans l’Iran actuel, d’autres en Syrie ou en Macédoine. Sa légende dorée préfère affirmer qu’il a fini par rejoindre en Éthiopie cet eunuque jadis baptisé par le diacre Philippe. C’est là qu’il aurait été mis à mort pour avoir voulu arracher une vierge consacrée aux concupiscences d’un prince.
Peu importe le côté romanesque de l’affaire ; ce qui importe, c’est que le percepteur a mis en œuvre l’enseignement reçu, et imité les lis des champs et les oiseaux du Ciel qui ne tissent ni ne filent, ne sèment ni n’amassent dans les greniers, attendant tout de la providence du Père céleste. « Cherchez d’abord le Royaume des Cieux et sa justice et tout le reste vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33). N’est-ce pas magnifique que cette leçon nous soit dispensée par celui qui a tant aimé l’or, ce mauvais maître, avant de l’abandonner ? Faut-il le dire ? Matthieu patronne les percepteurs, et secourt ceux qui ne peuvent plus payer leurs impôts.