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Pourquoi le Tour de France nous fait du bien

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Romain Bardet portant le maillot jaune lors du Tour de France, le 30 juin 2024.

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Jean Duchesne - publié le 02/07/24
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La plus grande course cycliste de l’année ranime le souffle épique dont toute société a besoin. Pour l’essayiste Jean Duchesne, les tribulations des héros du jour nous donnent du "beau", du "bon" et du "vrai" qui rassemblent en débouchant un peu l’horizon…

Au milieu d’une actualité surencombrée, le Tour de France qui commence offre une respiration bienvenue. Bien sûr, c’est moins sérieux que les élections (en France, mais aussi au Royaume-Uni et aux États-Unis), que les guerres (en Ukraine, à Gaza…), que les troubles violents qui détruisent des vies et des familles un peu partout dans le monde, ou que les inquiétudes dues au dérèglement climatique et à la nécessité de transitions énergétiques, aux intelligences artificielles, aux épidémies, aux trafics de drogues, etc. Tout cela n’empêche déjà pas l’Euro de football et bientôt les Jeux Olympiques. Mais le Tour de France a quelque chose d’unique, qui mérite d’être défini et qui pourrait même être intéressant, sinon utile.

Un sport à la fois individuel et collectif

Le football (coupe du monde ou continentale) repose sur un certain patriotisme et même l’excite, puisque les équipes sont nationales. De même, aux Jeux Olympiques, devant une multitude de compétitions simultanées dans la plupart des sports répertoriés, on compte les médailles obtenues par chaque pays. Au contraire, les équipes cyclistes ont, comme les clubs de foot, une implantation et des couleurs, avec des cadres et des coureurs pas uniquement locaux. Mais elles n’ont pas de revenus propres (billetterie, droits télé…). Elles dépendent totalement de sponsors auxquels leur simple participation fait de la publicité.

Le Tour de France vaut ainsi surtout par les images et les discours qu’il engendre et qui nourrissent les perceptions et représentations que l’on se forge de la vie et de la socialisation.

Et surtout, les courses cyclistes sont à la fois individuelles et par équipes. Les leaders ont plus d’autonomie que les vedettes du foot. Ils ne dépendent de ceux qui les entourent que jusqu’au moment (col à gravir, secteur pavé ou caillouteux, arrivée au sprint, épreuve "contre la montre"…) où ils devront confirmer leurs privilèges. Les équipiers veillent à bien placer leur champion à l’entrée des zones sélectives et à ne pas laisser les audacieux qui se sont échappés dès le début prendre une avance irrattrapable. Tout est scientifiquement préparé et géré : matériel, entraînement, soins, diététique, tactique en course, mental même…

Du suspense, et c’est gratuit !

Toutes ces technologies (dont certaines sont "de pointe") expliquent pourquoi il arrive que la course soit presque ennuyeuse : les grosses équipes "bouclent" tout jusqu’au déboulé final des plus véloces sur quelques centaines de mètres, ou jusqu’au bas de la grimpette terminale plus ou moins longue, sur laquelle seuls les plus agiles lutteront au coude à coude, debout sur les pédales. Il arrive aussi que des pentes abruptes ne suffisent pas à départager les meilleurs, ou à l’inverse qu’une glorieuse chevauchée solitaire fasse soupçonner un dopage, lequel risque fort désormais d’être confirmé plus tard par un laboratoire d’analyses.

Si, malgré ces inconvénients, défauts et dysfonctionnements, le Tour de France retient l’attention et suscite toujours des attentes, c’est grâce à sa durée (trois semaines) et à la variété des étapes, au suspense et aux rebondissements ainsi occasionnés, et plus encore grâce à leur médiatisation. L’épreuve a d’ailleurs été inventée en 1903 pour fournir de la matière au journal qui l’organisait et stimuler ses ventes. À quoi il faut ajouter que c’est un spectacle gratuit (il suffit d’être au bord de la route au bon moment) et que la télévision met en valeur les paysages traversés et les monuments qui les ornent.

Puissance des images et du verbe

Le Tour de France vaut ainsi surtout par les images (dont des vidéos) et les discours qu’il engendre et qui nourrissent les perceptions et représentations que l’on se forge de la vie et de la socialisation. Certains coureurs ne sont pas simplement des champions : ils deviennent des héros — non pas des modèles (on ne peut pas les imiter, car nul ne pourrait comme eux voltiger sur deux roues en montée ou quel que soit le terrain), et plutôt des références ou des sources d’inspiration. Ceux auxquels on s’attache le plus ne sont pas les triomphateurs les plus insolents, mais ceux qui affrontent l’adversité – celle de leurs propres limites et faiblesses en plus de l’opposition de leurs concurrents. Et ils ont toujours des proches, des alliés…

Pour prendre un seul exemple, déjà ancien, Louison Bobet (1925-1983) a été un jeune coureur prometteur (gagnant Milan-San Remo et le Tour de Lombardie) bien que fragile, avant de ramener trois fois le maillot jaune à Paris, de devenir champion du monde et de remporter encore de grandes classiques en fin de carrière (Tour des Flandres, Paris-Roubaix, Bordeaux-Paris). Sans qualités physiologiques hors du commun, son panache d’attaquant, l’efficace méticulosité de sa préparation, mais aussi ses défaillances, ses blessures et ses pleurs ont fait de lui comme une icône de la première partie des "Trente Glorieuses". 

Un souffle épique

La grandeur de Bobet était étalonnée par celle de ses rivaux (italiens, belges, suisses… sans oublier les Français), et non moins par ses lieutenants, dont de fortes personnalités pas toujours à sa botte, comme Raphaël Géminiani (bientôt centenaire !). Celui-ci a d’ailleurs guidé ensuite Jacques Anquetil (1934-1987), cinq fois vainqueur du Tour, un surdoué qui a rarement eu l’air de souffrir sur un vélo et qui a été admiré, mais pas aimé comme l’a été Raymond Poulidor (1936-2019), "l’éternel second", auquel il a livré des duels qualifiés d’"épiques", notamment dans la montée du Puy de Dôme en 1964.

Le Tour offre un spectacle à la fois ludique et artificiel, mais concret bien que déconnecté des affaires déclarées vitales.

L’épopée est justement le genre considéré dans la culture classique comme le plus élevé. C’est l’œuvre qui véhicule le mythe où toute civilisation a comme sa source : l’Orient antique a eu Gilgamesh, la Grèce l’Iliade et l’Odyssée, Rome l’Énéide, l’Inde le Mahâbhârata et le Rāmāyana, le Japon les monogataris, la Russie les bylines, la Scandinavie les sagas, l’Afrique Soundiata, etc. La Bible contient aussi (et entre autres) des livres épiques. L’Europe a eu les chansons de geste médiévales, la Divine Comédie de Dante, le Paradis perdu de Milton… Don Quichotte de Cervantès est sans doute moins parodique qu’il ne paraît. 

Drames et passions

Voltaire a essayé (mais n’a pas réussi) de faire aussi bien avec sa Henriade. Il y a encore eu La Légende des siècles de Victor Hugo. Mais au XIXe siècle, le roman a supplanté le long poème et, au XXe, est apparu le cinéma. Le besoin demeure néanmoins de récits rappelés ou renouvelés d’aventures dont l’historicité ou la conformité au vécu quotidien compte peu. Le sport y pourvoit, et spécialement le Tour. Les tribulations des héros du jour et de leurs comparses fascinent à la manière d’un "beau" qui, sans théorisation, implique du "bon" et du "vrai", actualisant ainsi une vision ou une identité collective au milieu des épreuves et défis du présent et de l’avenir. 

Le Tour offre un spectacle à la fois ludique et artificiel, mais concret bien que déconnecté des affaires déclarées vitales. Il y a là du drame, c’est-à-dire, d’après le sens du mot dans son origine grecque, de l’action qui suscite ces passions partagées sans lesquelles la vie n’est que morne mécanique. Les émotions qui seront soulevées jusqu’au 21 juillet ne sont pas programmables. Mais il y aura des moments bénis de communion sans unanimisme et de ressourcement sans prétention à un absolu. Les premières étapes en ont déjà procuré. Que des Français aient gagné n’engendre pas de délire chauvin. On peut simplement les reconnaître comme des proches dont on n’osait pas espérer une victoire. C’est du divertissement peut-être, mais on aurait tort de le bouder s’il fait vibrer sans abrutir et débouche un peu l’horizon.

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