"Un anarchiste respectueux de l’ordre." Ainsi Jacques Julliard, mort ce 8 septembre, présentait-il Blaise Pascal dans son profond Le Choix de Pascal. Anarchiste, l’auteur des Pensées, car il démasque les coutumes aléatoires derrière les costumes obligatoires. Il n’est jamais dupe de ceux qui s’établissent "par grimace". Même quand Pascal envisage des lois naturelles, il ajoute que tout ayant été corrompu, il n’est guère aisé de distinguer l’universel du coutumier : "J’ai grand’peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature." Anarchiste, donc, au sens où il montre que tout ordre humain a un sous-bassement arbitraire.
À la rescousse
"Respectueux de l’ordre", toutefois, car seuls les "demi-habiles" s’imaginent pouvoir améliorer la société en la déconstruisant. L’homme averti, lui, préfère assurer la paix civile : avec "une idée de derrière", il choisit de suivre un ordre social qu’il sait pourtant mal fondé en raison. S’il est chrétien, il peut en outre admettre l’arbitraire parce qu’il accepte "l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies". En résumé, Pascal est anarchiste comme disciple du Christ qui dégonfle la fausse autorité de Pilate ("Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’était donné d’en haut"), mais il est conservateur par prudence politique : "La raison ne peut faire mieux, car la guerre civile est le plus grand des maux."
Est-ce ce Blaise Pascal "anarchiste respectueux de l’ordre" que Gabriel Attal appelle à la rescousse de l’Éducation nationale ? À dire vrai, ce n’est pas pour "restaurer l’autorité" qu’il l’a évoqué. Dans sa visioconférence avec tous les chefs d’établissements — coup de communication réussi, puisque beaucoup de proviseurs ont dit avec émotion que c’était la première fois de leur longue carrière qu’un ministre daignait leur parler —, il a fait de l’anniversaire de Pascal une occasion de "mieux articuler les sciences et les lettres". Un esprit taquin commencerait par demander aux 95,7% de bacheliers des séries générales 2023 (et peut-être aux proviseurs eux-mêmes) de quel anniversaire il s’agit, mais l’intention de Gabriel Attal est louable.
Articuler les sciences et les lettres ?
Sans doute ne mesure-t-il pas, toutefois, les conséquences explosives qu’aurait sa recommandation, si elle était vraiment mise en œuvre. Parler de Pascal pour "mieux articuler les sciences et les lettres" ferait voler en éclats le présupposé qui sous-tend toute notre société depuis des lustres : le seul moyen d’accès à la vérité est la science, tandis que la littérature apporte soit un petit supplément d’âme citoyen ("l’intolérance, c’est très vilain"), soit un divertissement ludique. Écrasez l’Infâme avec Voltaire, faites des collages poétiques avec Dada, mais laissez les réponses sérieuses aux cours de mathématiques et de sciences physiques. On est loin du poète Saint-John Perse qui commençait son discours du prix Nobel par ces mots lumineux :
Mais du savant comme du poète, c’est la pensée désintéressée que l’on entend honorer ici. Qu’ici du moins ils ne soient plus considérés comme des frères ennemis. Car l’interrogation est la même qu’ils tiennent sur un même abîme, et seuls leurs modes d’investigation différent.
Voilà ce que pourrait rappeler aussi bien un professeur de sciences qu’un professeur de lettres.
La foi et la raison
S’il n’y a d’étude authentique que dans une interrogation devant l’abîme — l’abîme du monde, l’abîme humain — on suggérera au nouveau ministre de généraliser la référence à Pascal. Cela permettrait de "mieux articuler" deux réalités que l’Éducation nationale ne sait penser, plus même que les sciences et les lettres, qu’en termes antagonistes : la foi et la raison. On pourrait commencer par rappeler aux lycéens biberonnés au scientisme inculte que Pascal, qui fut l’un des plus grands génies scientifiques de tous les temps, non seulement croyait en Dieu, mais qu’il connut une expérience mystique (sa fameuse nuit de feu). Même sans recourir au "Mémorial", on pourrait tenter de réveiller quelques cerveaux, imbibés d’un positivisme assoupi, par cette pensée toute simple : "Les hommes ont mépris pour la religion, ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir cela il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison." L’assertion est porteuse de libération, pour des esprits emprisonnés dans la camisole de l’athéisme somnolent ou du fanatisme compulsif.
À ceux qui brandiraient la laïcité de l’enseignement comme un athéisme obligatoire, sans interrogation ni abîme, on peut proposer une dernière pensée pascalienne : "Qu’ils apprennent au moins quelle est la religion qu’ils combattent, avant que de la combattre." Même si c’était la seule phrase de Pascal qui devait être mise en avant dans les collèges et les lycées de France, quel progrès ce serait pour le niveau des élèves... et de leurs professeurs ! Oui, Gabriel Attal a mille fois raison d’appeler Blaise Pascal à la rescousse de l’Éducation nationale, même si on est en droit de douter des fruits de cette recommandation. Que le nouveau ministre n’oublie pas, en revanche, que les anarchistes respectueux de l’ordre ne se soumettent aux grimaces du pouvoir qu’avec "une idée de derrière".