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À l’opposé des blagues d’un art "contemporain" qui se prennent très au sérieux et qui affectent en profondeur le sens du sacré, notamment dans la liturgie, certains peintres surent et savent s’opposer aux effets de mode et aux manœuvres financières, mais au prix de mêler leur sang et leurs larmes à leurs couleurs. Jean-Georges Cornélius appartient à cette race, lui qui fut le proche et fidèle ami de Georges Bernanos et qui découvrit son style propre auprès de maîtres également très originaux : Gustave Moreau, Luc-Olivier Merson et Georges Desvallières. Comme beaucoup de convertis saisis à rebrousse-poil par Dieu — il passa du protestantisme alsacien de son enfance au catholicisme breton — il ne fut jamais eau qui dort mais plutôt vive flamme. Suivant en quelque sorte un parcours spirituel identique à celui de Johannes Scheffler (Angelus Silesius) au XVIIe siècle, il embrasse un mysticisme qui souligne aussi tout ce que Dieu contient d’inconnaissable, si ce n’est par la Révélation du Fils et par les souffrances de la Passion.
Faire entendre le halètement du Christ
Il est semblable à la rose chantée par le poète allemand : "La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit, / N'a pour elle-même aucun soin, — ne demande pas : suis-je regardée ?" (Le Pèlerin chérubinique.) Il n’est pas un peintre qui aime à s’étaler sur ses toiles et qui ne ferait voir en définitive que son ego. Il s’est enraciné sur le Golgotha et n’en bougera pas d’une semelle, d’où l’effroi moderne en face de ses œuvres, si étrangères à l’esprit du monde, à l’abstrait intellectualiste, à la provocation à petit prix. Lorsqu’il pense à la composition d’un chemin de croix, il le conçoit ainsi (Lettres à une carmélite) :
Ne pas introduire des réflexions morales ou des leçons de vertueuse conduite entre les stations, mais faire entendre le halètement du Christ, montrer l’effroyable état où on l’a mis, l’odeur de sueur et de sang, expliquer, faire entendre la voix sur la croix, cette voix que le souffle ne soutient plus, montrer tout dans sa réalité effroyable, parler du bruit que font les lourdes gouttes de sang en tombant à terre et, enfin, des pieds du Seigneur tout ruisselants de sang et que nous sommes seulement dignes d’embrasser en les adorant. En somme, un chemin de croix très espagnol (aussi loin de Bossuet que possible et tout près de sainte Thérèse, par l’élan mystique hors du réalisme).
Posé sur un bras de la croix
Il pourrait ainsi illustrer les stations à la manière dont saint Ignace de Loyola plonge le retraitant des Exercices spirituels dans l’utilisation de tous ses sens pour participer au plus intime de la vie du Christ. Il croit en une mystique de compensation, de substitution et il voit que les souffrances humaines communient au rachat, tout en précisant bien sûr que leur efficience s’opère "toutes proportions gardées". En tout cas, celui qui se retrouve en face d’un tableau de Cornélius ne risque pas d’être distrait par des artifices, pas même celui — pourtant légitime pour un peintre — de la couleur. Rien ne permet au regard et à l’esprit de s’égarer. C’est qu’il ne peint pas seulement avec ses brosses et ses pinceaux mais avec ses tripes. Il avoue, à la fin d’une journée de création éreintante (Lettres à une carmélite) :
J’avais peint un Christ à la colonne et une Pietà. Il faut essayer, relativement bien sûr, de se mettre à la place des personnages, de s’en pénétrer, sans cela vous tombez dans le banal et le déjà-vu. Je crois que mes deux tableaux sont bons, mais après j’ai été pris d’une sorte de courbature d’âme, une lassitude spirituelle presque douloureuse. Je suis allé me coucher avec des calmants […].
Pourtant sa familiarité avec la Passion du Christ ne l’entraîne ni au désespoir ni au dolorisme car la poésie se glisse toujours discrètement dans ses compositions, comme dans sa manière d’aborder ce mystère dans sa propre vie intérieure. Parlant d’une de ses filleules religieuse envoyée à jamais en mission en Océanie, il écrit : "Elle me fait penser à un petit oiseau qui, le soir de la Passion, se serait posé sur un bras de la croix et aurait chanté une petite chanson douce et triste pour consoler le Crucifié. Elle a cette forme de toupet propre aux innocents et qui la ferait aller caresser un bison tout tranquillement" (Lettres à une carmélite).
Comme un cloître, son atelier
Son atelier est son cloître, comme l’établit d’ailleurs la Règle de saint Benoît : le moine utilise, dans cet espace de silence intégral, les outils des bonnes œuvres, ces dernières étant principalement la prière et le recueillement (IV, 78). Il peint comme entreprenant une action liturgique en lien avec le ciel et avec toute l’histoire de la Rédemption. Le céleste est présent dans le cloître. Guillaume Durand, dans son célèbre Rationale des divins offices, précise que le cloître est l’image de "la contemplation dans laquelle l’âme se replie sur elle-même, et où elle se cache après s’être séparée de la foule des pensées charnelles et où elle médite les seuls biens célestes". Tel fut bien l’atelier de Cornélius et même, au-delà, sa maison bretonne de Ploubazlanec où séjourna tant de fois Bernanos qui partageait un identique culte de la contemplation. Un cloître n’est ouvert que par le haut, comme l’est l’atelier d’un Cornélius irrémédiablement ancré sur la montagne sainte. Voilà pourquoi le peintre précisera (Lettres à une carmélite) :
On est seul à prier comme on est seul à mourir. On est toujours seul sous le regard éminemment compréhensif de Dieu. On est seul à aimer et tout cela est incommunicable et reste dans le silence : mais dans un étrange silence vivant qui a un écho très loin et très haut. Pour résumer un peu grossièrement mon cas (qui est celui de beaucoup d’autres), nous sommes seuls à entendre la musique qui accompagne notre pensée, et les mots que nous disons et ce qui compte, c’est l’émotion et la passion de cette musique.
Une torche enflammée dans les ténèbres
Sa quête absolue et sans tricherie le conduira souvent à être impitoyable envers un certain clergé réduisant la foi à du sentimentalisme ou à quelques formules passe-partout. Il a la dent dure mais ses crocs ne servent pas à déchirer mais à réveiller, comme ceux de Léon Bloy ou de son ami Bernanos. Il rapporte cette anecdote : "Cela me fait penser à Bernanos quand je me promenais avec lui dans la gare de Rennes. Nous regardions les gens manger dans le wagon-restaurant et il me dit : “Regardez toutes ces sales gueules, ils ne mangent pas, ils bâfrent, ils n’ont pas d’esprit, peut-être pas d’âme, et pourtant Jésus est mort pour eux aussi.”" Ce qui compte et qui pèse de tout son poids est cette dernière vérité qui purifie tout le reste. Oui, l’humanité est hideuse lorsqu’elle oublie son origine et sa fin, mais elle n’en est pas moins aimée, et Cornélius, se sentant si proche de la foule pécheresse, n’a fait preuve d’exigence envers lui-même et envers les autres que parce qu’entièrement convaincu de l’amour divin pour tous et chacun.
Lorsque l’homme occidental a décidé que Dieu était mort, l’art suivit dans la tombe. Heureusement quelques artistes survécurent car capables de s’extraire des nouveaux canons imposés. Il est malheureux que ceux-là fussent alors ignorés ou écartés par le clergé, combien de fois soucieux de ne pas rater le train en marche. Période de flottement, d’errance, de doute, de désespoir aussi qui risque de ne mener qu’à l’abîme, sauf à s’accrocher à ces témoins qui brandissent encore une torche enflammée, d’une flamme qui n’est point destruction mais lumière dans les ténèbres. Écoutons encore le peintre contemplatif : "J’ai trouvé qui je suis pour le Seigneur : l’ami des mauvais jours. Quand les grandes portes de la gloire s’ouvrent, on me fiche à la porte, mais quand les heures d’angoisses viennent, mon Christ vient s’appuyer sur moi. Je suis content que cela soit ainsi. Mon Dieu, c’est celui du Jeudi et du Vendredi saint" (Lettres à une carmélite). Puissions-nous recouvrer de tels artistes pour travailleur à la splendeur de la foi et à la gloire de Dieu.
Pratique