Si les dominicains s’enorgueillissent, à juste titre, de posséder avec saint Thomas d’Aquin, le docteur angélique, les franciscains, quant à eux, tiennent, avec Bonaventure, son contemporain, leur docteur séraphique. Un titre tout à fait approprié si l’on songe que les Séraphins, « ceux qui brûlent », sous-entendu du feu de la charité divine, sont les anges du parfait amour et de la parfaite adoration rendus à Dieu. Rien d’étonnant, dans ces conditions, si Bonaventure compte parmi les premiers à avoir pénétré les mystères du Sacré Cœur.
Le petit miraculé
La bonté de Dieu, et l’attention qu’Il porte à chacune de ses créatures, celui qui s’appelle encore Giovanni da Fidanza, la découvre très tôt. Il naît à Bagnoreggio, dans les États pontificaux, sans doute en 1221, mais d’autres disent en 1217. Âgé de 5 ou 6 ans, il tombe très gravement malade. Toute la science de son père, pourtant médecin des plus réputés, ne parvient pas à le guérir, tant et si bien que sa mère, renonçant aux secours humains, réclame ceux du Ciel par l’intercession du plus célèbre de ses serviteurs italiens, François d’Assise. Selon la date où ses biographes font naître l’enfant, la suite de l’histoire change un peu. Si Giovanni est né en 1221, le Poverello est mort depuis quelques mois déjà lorsque Maria da Fidanza le supplie de sauver son fils ; si, au contraire, le garçon est de 1217, François peut très bien être venu prier à son chevet. Quoiqu’il en soit, le résultat est le même et le petit mourant guérit de façon miraculeuse. Devant le résultat de ses prières, sa mère se serait écriée en pleurant de joie : « O buona ventura ! », ce qu’il vaudrait mieux traduire par « heureux événement » que par « bonne aventure », surnom qui restera au petit miraculé.
Docteur du primat de l’Amour
Dès lors, les Da Fidanza, et Giovanni lui-même, estiment avoir envers François une dette si grande qu’elle ne peut être soldée que d’une seule manière : en rejoignant son ordre. Cependant, le père veut laisser au fils une marge de manœuvre et le temps de la réflexion et, au lieu de le pousser à entrer directement chez les franciscains, il l’incite à se rendre à Paris afin de poursuivre à la Sorbonne des études de philosophie et de théologie, matière dans lesquels l’étudiant va bientôt exceller. Mais, alors que le plus brillant avenir universitaire se dessine devant lui, Giovanni, malgré ses succès, passe de plus en plus de temps au couvent des fils de saint François, fondé par le frère Pacifique, tant et si bien qu’en 1243, il y prend l’habit sous le nom de religieux de Bonaventure, qui rappelle le miracle opéré en sa faveur. Cela ne l’empêche pas, ses supérieurs ayant compris qu’ils tenaient avec lui, dans la rivalité intellectuelle les opposant aux fils de saint Dominique, l’un de leurs meilleurs atouts, de l’encourager à poursuivre ses études jusqu’au doctorat dans ces deux matières de prédilection, puis à accepter la chaire de théologie parisienne.
De saint Bonaventure, le pape Benoît XVI écrira qu’il est le docteur du « primat de l’Amour » et que toute son œuvre tend à « mieux connaître l’Aimé ». C’est ainsi, tout naturellement, que Bonaventure va méditer, s’inspirant de l’évangile de saint Jean, mais aussi de l’école dite des mystiques rhénans, sur l’amour du Christ pour l’humanité, dont témoigne le divin Cœur transpercé. Il n’est pas le seul puisque le dominicain Henri Suso, Gertrude et Mechtilde d’Helfta, pour n’en citer que quelques-uns parmi ces adorateurs du Sacré Cœur, ont déjà parlé de cette source d’amour incandescent se répandant sur l’humanité et à laquelle celle-ci doit venir s’abreuver.
Le remède par excellence
Toutefois, avec Bonaventure, qui consacrera à ce mystère l’essentiel de son ouvrage Vitis mystica, « la Vigne mystique » — transcendé par le génie de l’auteur et la manière qu’il a de se laisser conduire quand il écrit par Dieu et non par la vanité mondaine — l’élan d’amour, l’entraînement vers le divin Cœur prennent incontestablement une force nouvelle, exprimée en des formules qui marqueront l’Église : « Oh, s’il m’eût été possible d’être la lance qui perça le Cœur de Jésus, croyez-vous qu’après y être entré, j’en fusse sorti ? Non ! Certes, j’y serais demeuré, jamais je n’aurais pu ni voulu m’en éloigner ! J’aurais dit : c’est ici ma demeure pour les siècles des siècles. » Ou encore : « Ô Jésus qui, par excès d’amour, avez ouvert votre Côté afin que nous puissions voir votre Cœur ! Aimable plaie, c’est par vous que je suis entré jusqu‘aux entrailles les plus intimes de la charité de Dieu ! »
Tout cela ne serait encore que paroles si Bonaventure ne s’ingéniait à vivre de l’amour du Sacré Cœur et à l’enseigner. C’est ainsi qu’ayant un jour hésité à communier, dans la crainte de n’être pas digne de l’Eucharistie, un ange lui apparaît pour lui donner l’hostie et lui faire comprendre que rien ne saurait blesser davantage l’amour divin que s’éloigner des sacrements par crainte, une vérité qui explique pourquoi, lorsque, à quatre cents ans de là, le jansénisme fera des ravages dans l’Église, le culte du Sacré Cœur apparaîtra comme le remède par excellence à la religion desséchante des adeptes du mouvement.
Avec un jaillissement de lumière
C’est ainsi encore qu’étant devenu supérieur général de l’Ordre, cardinal d’Albano et l’un des principaux personnages de la catholicité, Bonaventure, abordé un jour par un pauvre vieux petit franciscain malade et infirme, quittant la cour qui l’accompagnait, alla s’asseoir au bord du chemin et laissa l’humble religieux l’entretenir plus de deux heures, de ses peines et de ses difficultés. Et, aux importants qui lui reprochaient cette perte de temps, il répliqua : « N’avez-vous pas lu dans la Règle que les ministres (les supérieurs ) doivent être les serviteurs de tous les frères ? Jugez donc comme j’ai dû me rendre à la volonté de ce bon frère comme à celle de mon maître ! »
En juillet 1274, Bonaventure tombe gravement malade. Les nausées lui interdisent de recevoir le viatique, ce qui, pour lui, est la pire de ses peines. Alors, l’Amour bienveillant qu’il a tant chanté supplée. Alors que le cardinal regarde avec des yeux noyés de larmes la sainte hostie qu’il ne peut consommer, voici qu’elle s’arrache des mains du prêtre et vient se poser, non sur la langue de l’agonisant mais sur sa poitrine dans laquelle elle pénètre avec un jaillissement de lumière, de sorte que Bonaventure s’éteindra, un instant après, au milieu des délices d’une extase émerveillée.