Pour qu'Aleteia poursuive sa mission, faites un don déductible à 66% de votre impôt sur le revenu. Ainsi l'avenir d'Aleteia deviendra aussi le vôtre.
*don déductible de l'impôt sur le revenu
Une idée à la mode voudrait que la France soit vouée à faire, à plus ou moins brève échéance, l’expérience d’un gouvernement appartenant à la droite dure, comme c’est déjà le cas en Italie, en Suède, en Finlande, en Lettonie, en Hongrie ou en Pologne, pays européens naguère gouvernés à gauche, et qui d’ailleurs semblent survivre sans honte à ce changement radical de leur paysage politique. Les événements consécutifs à la mort du jeune Nahel et les émeutes dirigées contre les institutions de la République semblent donner raison à ceux qui prophétisent l’arrivée au pouvoir du parti de Marine Le Pen, tant ils exaspèrent le désir d’ordre public. Certains expliquent que la chose serait déjà faite si les droites avaient été capables de réaliser une alliance électorale comme en Italie ou en Suède.
Un surmoi de gauche bien parisien interdirait ce rassemblement et condamnerait le pays à être gouverné par un courant minoritaire, et en réalité à être gouverné par la rue. Le climat insurrectionnel qui s’installe, fait d’alternance entre des crises aiguës et des répits anxieux, alimenté par l’impression que les élections passées n’ont pas donné le pouvoir à la vraie majorité, mettra bientôt un terme à cette fausse situation : la prochaine échéance, peut-être à très court terme, donnera les clefs du pays à la droite de la droite. Telle est la thèse à la mode. Est-elle fondée ?
Des repères qui s’échappent
Les choses sont loin d’être aussi simples. Les Français sont un peuple subtil et la prophétie électorale est une science difficile, ou plus exactement, elle est un art aléatoire. Un exemple ? Un livre brillant, qui connut lors de sa sortie un certain écho, était intitulé : "La gauche n’aura jamais le pouvoir". Il avait été écrit par Alain Bournazel quelques mois avant le 10 mai 1981, qui inaugura le plus long règne de gauche de notre histoire, un règne dont nous ne sommes en réalité jamais vraiment sortis. Soyons donc prudents.
Que voyons-nous ? La France vit des évolutions profondes qui se traduiront un jour — nul ne sait quand — dans son gouvernement et peut-être dans ses institutions. Ces bouleversements incitent les Français à se raccrocher comme ils peuvent à des repères d’apparence stable. Mais tout leur échappe. La gauche et la droite traditionnelles ne sont plus des repères stables : la culture de droite est révolue, la culture de gauche est désincarnée. La bataille se joue ailleurs. Chacun est poussé à choisir son camp, et ce camp ne peut plus être ni la droite traditionnelle, ni la vieille gauche : il est soit le centre, soit la périphérie. Cette configuration est périlleuse, car le clivage, qui était simplement politique, devient à la fois politique, social, culturel et géographique, voire religieux.
Le premier, Albert de Mun a fait ce diagnostic que la société légale avait manqué non pas de fermeté, mais de capacité à remplir à son devoir d’éducation.
Cette superposition des cartes tend vers une logique du "c’est eux ou c’est nous !" logique que certains, à force de la redouter, semblent se mettre à désirer. Qu’on en finisse ! La France insoumise (LFI) prône une posture communarde, mélange de bons sentiments et de violence. L’extrême-droite de Marine Le Pen s’érige en rempart des institutions républicaines, virant à une sorte de radical-socialisme, avec le risque de faire du légalisme républicain une faction parmi les autres. Ni les uns ni les autres ne séduisent une majorité des Français. Quant au chef de l’État, comme Adolphe Thiers en 1871, il voudrait prouver qu’on peut être en même temps démocrate et intraitable dans la défense de l’ordre ; mais le "en même temps" a cessé de séduire : pas de majorité ici non plus.
Les émeutes de 1871
Prenons exemple dans le passé : en 1871 par exemple, bien plus qu’en 2023, une France sans majorité était menacée d’une fracture sanglante. Pendant deux mois terribles, les Français se sont détestés. Les émeutiers ne pillèrent pas la superette du quartier, mais le palais des Tuileries ; ils ne tentèrent pas de brûler la mairie de L’Haÿ-les-Roses : ils réduisirent en cendres l’hôtel de ville de Paris. Ils ne tirèrent pas de feux d’artifice sur des gendarmes : ils assassinèrent l’archevêque Georges Darboy et dix prêtres. En face d’eux, les forces de l’ordre n’utilisaient pas des grenades lacrymogènes, mais des canons. Les conditions étaient remplies pour une fracture définitive entre l’ordre et le mouvement, entre les riches et les pauvres, entre les banlieues et les centres-villes, entre ceux qui croyaient au ciel et ceux qui ne voulaient plus d’une Église qui semblait avoir perdu pour toujours la classe ouvrière.
Il est instructif de lire ce que le grand catholique social Albert de Mun a écrit dans ces temps d’épreuve : la colère, l’indignation, la sensation hideuse que lui donnaient cette lutte à mort de la Commune de Paris contre l’ordre conservateur ne lui ont pas inspirés de sentiments bas. Il fut le premier à dire que l’État s’était montré trop haineux en réprimant les malheureux communards massacrés à coups de fusil ou envoyés au bagne à perpétuité — et non pas en garde à vue pour vingt-quatre heures —, sans chercher à comprendre ce qui les avait poussés vers leur rêve sanglant. Le premier, Albert de Mun a fait ce diagnostic que la société légale avait manqué non pas de fermeté, mais de capacité à remplir à son devoir d’éducation. Il lança l’« Œuvre sociale" qui structura longtemps notre paysage politique, inspira Lyautey, la démocratie-chrétienne et le mouvement gaulliste.
Immigration massive et crise de l’éducation
Les Français d’aujourd’hui n’aspirent pas plus que ceux de 1871 à un gouvernement policier. Ils ne veulent pas davantage d’un pouvoir complice des violents. Ils persistent, dans leur majorité, à souhaiter un État capable de les accompagner avec empathie dans le changement douloureux qui les affecte. Aujourd’hui, ce changement douloureux est lié pour partie à l’immigration massive des quarante dernières années, mais aussi à bien d’autres causes (il n’y a jamais une cause unique à un bouleversement social), dont la première est la crise de l’éducation, qui ne sait plus rattraper la folle évolution des comportements induite par les évolutions des techniques de banalisation de la drogue. Refuser le changement par principe est une démarche absurde qui prépare des violences extrêmes. Albert de Mun le disait.
Le changement fait toujours mal
"Le changement est la loi de la vie", faisait remarquer il y a vingt- cinq ans Jacques Chirac, qui avait mieux compris que ses adversaires la fragilité du vieux pays et son besoin d’être aimé. Les Français aspirent à un gouvernement capable de rendre supportables les épreuves qui la frappent, un État capable de trouver les mots de la réconciliation nationale. Les banlieues ne sont pas des repères de bandits : des hommes et des femmes y ont leur vie et ont droit au respect. Je me rappelle Simone Veil, visitant à pied une cité de Sarcelles quand elle était ministre de la Ville. "Quelle est votre principale difficulté ?" demandait-elle aux associations d’habitants qu’elle croisait. La réponse fut unanime et surprenante : "Notre difficulté, c’est qu’on appelle nos cités “quartiers difficiles”. Notre quartier vaut autant que les autres. Nous sommes heureux. Nous voulons qu’on le sache."
Chaque grande époque est écartelée entre deux cultures, celle qui s’efface et celle qui s’impose.
Pour sa part, la droite de la droite n’est pas une bande de néo-nazis. Certains nous parlent de "grand remplacement". Mais de quoi s’agit-il ? De la loi de la vie. Chaque génération s’installe en expulsant la précédente. Même la Marseillaise le proclame : "Nous entrerons dans la carrière quand les anciens n’y seront plus !" Tout militantisme est un dégagisme. Le grand remplacement n’est pas une menace imaginaire brandie par l’extrême-droite, ni un bienfaisant métissage désiré par l’ultra-gauche : il est la loi de la vie. Le changement fait toujours mal et notre destin est de toujours changer. La France du XXIe siècle vit un accouchement douloureux. Ce n’est pas le premier de son Histoire. Songeons à la douleur des derniers druides gaulois face à la montée du christianisme dans les ruines de l’Empire romain, au désespoir des derniers enlumineurs dépossédés par Gutenberg, aux nostalgiques inconsolés de la douceur de vivre de l’Ancien régime dont parlait Talleyrand, à ces rois que nous avons aimés, aux suicides des portraitistes ruinés par l’arrivée des photographes, à la fin des rêveuses colonies, des lampes à huile et de la poésie des équipages comme disait de Gaulle.
Un pays en deuil de lui-même
Chaque grande époque est écartelée entre deux cultures, celle qui s’efface et celle qui s’impose. On peut différer le mal, on peut l’occulter, on peut feindre de l’organiser, on ne l’arrête pas. L’immigration n’a pas cessé dans les pays qui ont basculé dans la droite dure ; elle a même fortement augmenté dans la Grande Bretagne d’après le Brexit, qui était censé y mettre un terme. Dans le désarroi national, le dernier carré catholique social semble être le seul qui pourrait consoler le pays en deuil de lui-même et réconcilier les quartiers, les cultures et les générations. Encore faudra-t-il qu’il sache parler au cœur des Français, tout en s’organisant, sans angélisme, pour gagner d’abord le pouvoir.