Des injustices pour remédier aux inégalités ?
Ce n’est pas une surprise que la fin des privilèges "compensatoires" dont bénéficiaient, pourvu qu’ils appartiennent à une ethnie déclarée défavorisée, les candidats aux campus les plus réputés, décernant des diplômes préludant aux carrières les plus flatteuses. Non pas simplement parce que Donald Trump a nommé à l’instance judiciaire de dernier ressort des magistrats présumés conservateurs. Mais parce que la discrimination, fût-elle "positive" et censée remédier à des injustices, demeure une forme de fâcheuse perpétuation d’inégalités.
Il était choquant qu’une ascendance africaine, hispanique ou amérindienne donne une priorité sur des dossiers scolaires de mérite équivalent, voire permette de passer devant des postulants académiquement mieux qualifiés. Sans compter que les Asiatiques ne bénéficiaient pas de telles mesures, leurs ancêtres n’étant pas reconnus avoir subi des persécutions aux retentissements transgénérationnels.
En Amérique aussi, émeutes après des violences policières
Il est avéré, d’autre part, qu’aux États-Unis, le traitement préférentiel de certaines minorités seulement pour l’accession à des institutions élitistes n’a pas sensiblement amélioré l’intégration des catégories défavorisées de la population. Les émeutes dans les ghettos noirs ont commencé aux États-Unis dans les années 1960 et elles se reproduisent sporadiquement soixante ans plus tard, en protestation contre des violences policières sans doute inexcusables, mais qui trahissent une impuissance face à une délinquance endémique chez des jeunes déscolarisés et incapables de s’imaginer un avenir.
Le meilleur argument en faveur de l’accès d’enfants de milieux modestes, si ce n’est marginalisés, aux formations de cadres est que cela donne de prendre en compte la diversité culturelle du pays.
Ce que l’on appelle l’« ascenseur social" fonctionne pourtant. Les sociologues ont noté l’apparition d’une "bourgeoisie noire" dès le milieu du XXe siècle. La nouvelle présidente de Harvard, Claudine Gay, en est un exemple significatif. Ses parents immigrés ont pu "faire leur trou", étudier et être diplômés. Elle est passée par Stanford (autre université renommée) avant Harvard, et s’est imposée comme enseignante jusqu’à recevoir des responsabilités politico-administratives. De telles réussites individuelles sont symboliques (la plus éclatante demeurant celle de Barack Obama), mais elles n’ont guère d’effet d’entraînement massif.
Diversité culturelle et pas seulement ethnique
Le meilleur argument en faveur de l’accès d’enfants de milieux modestes, si ce n’est marginalisés, aux formations de cadres est que cela donne de prendre en compte la diversité culturelle du pays. Les héritiers "nés avec une cuiller d’argent dans la bouche" (comme on dit en anglais) aussi bien que ceux dont la famille a du mal à joindre les deux bouts peuvent ainsi saisir que leurs références et leurs valeurs ne sont pas les seules. La Cour suprême a d’ailleurs admis que des quotas ethniques restaient légitimes dans les écoles militaires, afin que la défense de la patrie soit assurée par toutes les composantes de la nation.
En ce qui concerne les formations académiques de niveau spécialisé, en revanche, il n’est pas légitime, ont estimé les juges, d’exiger une représentativité proportionnelle à la diversité raciale : le service de la collectivité exige de sélectionner ceux qui feront le mieux le boulot, sans s’occuper de leur origine. Et si l’équité aussi bien que le pluralisme culturel requièrent la correction d’inégalités de départ dues à des handicaps éducatifs, le critère des ressources économiques de la famille est plus objectif et plus fiable que celui de l’ethnicité.
Népotisme et wokisme
De fait, les grandes universités américaines (presque toutes privées) ont en ce domaine des progrès à faire. Car elles ne baissent pas la barre d’admission uniquement pour les demandeurs qui seront inévitablement boursiers parce que descendants de laissés pour compte depuis des décennies si ce n’est des siècles, mais aussi pour les enfants de leurs diplômés (alumni, qui ont généralement des moyens) et/ou de généreux donateurs qui défiscalisent par là leurs excédents de gains tout en transmettant des atouts à leurs héritiers. Le népotisme et le réalisme financier se combinent cyniquement ici au wokisme "politiquement correct".
Mais il est manifeste que Stanford, Harvard et les institutions comparables ne peuvent pas à elles seules solutionner le problème, car il s’enracine bien en amont : au stade des scolarités primaire et secondaire. À ce point, le rapprochement avec la France est éclairant. Chez nous, la "discrimination positive" n’existe pas officiellement et ne peut donc pas être proscrite. Il est permis d’instaurer des quotas de boursiers, mais en ce cas la sélection s’opère en fonction de la modestie des revenus et non de l’appartenance ethnique. Or cela ne suffit pas (on le constate ces jours-ci) à assurer l’intégration des jeunes des banlieues, "quartiers" et "cités".
Conformisme destructeur
Le défi est alors de comprendre pourquoi tant parmi eux n’envisagent même pas des études supérieures et "décrochent" souvent dès le collège. À y regarder de plus près, sans s’arrêter au fait que les émeutiers s’en prennent aux bâtiments publics, à des élus, à des commerces, il s’avère que ce n’est pas parce qu’ils sont marginalisés et autonomes, mais à l’inverse parce qu’ils sont conditionnés par des facilités et des conformismes promus dans un environnement individualiste, permissif et technologiquement avancé, offrant à tous une surabondance d’informations qui nourrit surtout les intérêts qu’ils ont déjà et des excitations immédiates dans les ordres symétriques du désir et de la jouissance ou de la peur et de la destruction.
Toutes les civilisations vacillent plus ou moins fréquemment sur des crises. Sans doute en affrontons-nous une — une de plus.
L’école bien moins séductrice ne réussit plus à approfondir l’horizon, à fournir un cadre général commun et un recul critique. Derrière elle, les adultes responsables ne semblent pas capables de se mettre d’accord sur ce qui est à enseigner pour non seulement acquérir des compétences utiles et lucratives, mais encore se construire une vision du monde et de l’existence, des motivations partageables pour travailler et transmettre la vie mortelle reçue.
La foi qui manque
Il convient de ne pas noircir le tableau en versant dans le catastrophisme : notre société est encore assez loin du dysfonctionnement total que serait la faillite de tous les services publics et une régression au "chacun pour soi" dans une jungle préhistorique. Toutes les civilisations vacillent plus ou moins fréquemment sur des crises. Sans doute en affrontons-nous une — une de plus. Ces émeutes médiatisées ont des airs insurrectionnels, mais elles n’ont pas plus de projet que le mouvement des Gilets jaunes en 2018-2019. Ce qu’elles réclament n’est au fond pas simplement davantage de justice sociale, mais que soit défini quelque chose en quoi croire. C’est pourquoi quiconque a un brin de foi ne doit pas le cacher, rien que par altruisme.