En ce début du IVe siècle, les passants attardés à la nuit tombée dans les rues de Césarée de Palestine, préfecture impériale de l’ancienne Judée, s’étonnent de voir au milieu des ténèbres une lampe briller à une fenêtre. Hier comme aujourd’hui, s’éclairer coûte cher et, le repas pris, la plupart des gens vont se coucher afin d’économiser l’huile des lampes. Il faut être riche pour laisser la lumière allumée tardivement. Riche, l’homme qui vit derrière la fenêtre allumée l’a été autrefois ; depuis qu’il a reçu le sacerdoce, il ne l’est plus, ayant donné à la communauté l’essentiel de son patrimoine familial afin de subvenir aux œuvres de charité. Et le peu qu’il a gardé pour lui, il le dépense en éclairage, absorbé par un inlassable travail qu’il se refuse à interrompre à la tombée du jour.
Une prodigieuse bibliothèque
Ce prêtre s’appelle Pamphile. Il est né à Béryte, l’actuelle Beyrouth, héritier d’une grande famille phénicienne convertie au Christ, raison pour laquelle il a choisi de poursuivre ses études universitaires au Didascalé d’Alexandrie, la première faculté catholique. Pamphile s’est révélé un étudiant brillant, un théologien doué, et s’est passionné pour Origène, gloire du Didascalé dont, après le martyre de son père, il a assumé, à 17 ans, la direction. Bien que considéré comme le fondateur de la théologie, Origène a toujours été contesté pour certaines de ses hypothèses, que l’Église finira par condamner, mais à côté de ces idées "avancées", l’essentiel de ses nombreux écrits est très précieux et Pamphile a voué une partie de ses propres travaux à les faire connaître.
Cependant, ce n’est pas l’étude d’Origène qui le pousse à veiller si tard. Avec l’aide d’un de ses étudiants, Eusèbe, qui deviendra, après s’être malheureusement converti à l’hérésie arienne, évêque de Césarée et conseiller de l’empereur Constantin, Pamphile, conscient que l’Église ne possède pas encore d’historiens, s’ingénie à rassembler un maximum de textes et documents concernant ses premiers siècles. Ainsi s’est-il constitué une bibliothèque, prodigieuse pour l’époque, quand chaque livre est recopié à la main et coûte une fortune, de plus de trente mille ouvrages, représentant pour les chercheurs un fond inestimable. Parmi ces volumes, de nombreuses éditions de la Bible des Septante, traduction grecque de l’Ancien Testament ; Pamphile, en les lisant, a été consterné des erreurs de transcription qui ponctuent les versions disponibles et, aidé d’Eusèbe, mais aussi de Porphyre, son vieux pédagogue qui a refusé de le quitter lorsqu’il a affranchi ses esclaves, il a entrepris d’en donner une édition correcte. Puis, une évidence lui a sauté aux yeux : hormis des clercs et de riches fidèles, qui en profitera ? La plupart des chrétiens, même ceux qui savent lire, n’ont pas les moyens de s’offrir une Bible ou les évangiles…
Ils recopient le Nouveau Testament
Alors, délaissant ses occupations érudites qui lui semblent soudain d’un égoïsme forcené, Pamphile, toujours aidé de ses deux amis, a commencé à recopier le Nouveau Testament en autant d’exemplaires que ces scribes de la Parole divine sont capables d’en produire. Voilà ce qui les retient penchés si tardivement sur leurs écritoires à se casser le dos et s’épuiser les yeux… Cette astreignante et pénible besogne, dont ils ne voient jamais le bout puisqu’ils la recommencent à l’infini, pour laquelle libraires et éditeurs sont payés à prix d’or, rémunérant même les esclaves très qualifiés qu’ils y emploient, eux la font gratuitement. Dès qu’une copie est achevée, Pamphile la donne à un chrétien sachant lire, avec pour seule obligation d’en faire profiter les illettrés. Ainsi la voix du Christ se répand-elle dans Césarée.
Or, c’est bien la dernière chose que souhaitent les universitaires païens qui, en Orient, forment l’entourage du César Galère, gendre de l’empereur Dioclétien et l’un de ses successeurs désignés. Ils se sont promis d’éradiquer le christianisme, en passe de devenir majoritaire dans la moitié orientale de l’Empire romain et, dans ce but, ciblent spécialement les intellectuels catholiques et tout ce qui touche à la transmission de la foi. Voilà pourquoi, lorsque la persécution, qui couve depuis des années, éclate en 304, l’une des premières décisions prises, après la fermeture et la destruction des églises, l’arrestation du clergé et des fidèles qui refusent d’abjurer, est de confisquer, par la force si les chrétiens refusent de les livrer, les livres sacrés, les actes des martyrs, les bibliothèques et les archives des communautés. Il s’agit d’arracher ses racines au christianisme, d’en détruire la mémoire afin, comme certains l’essaieront, d’en réécrire l’histoire à leur façon. Malgré le courage de nombreux évêques, prêtres, diacres, lecteurs et simples fidèles, qui cacheront les livres saints et tous les documents qu’ils pourront, les pertes seront considérables, irréparables souvent, en particulier à Rome où la masse des archives pontificales est déjà trop imposante pour en permettre le déménagement clandestin. En parallèle, ordre est donné — ce n’est pas d’ailleurs la première fois — d’arrêter en priorité les enseignants et écrivains chrétiens. Pamphile, qui a continué ses cours au lieu de se cacher, se retrouve en prison, en compagnie d’Eusèbe.
Il survit à la torture
La Palestine est désormais sous la domination du César Maximin Daia, successeur désigné de Galère, son oncle, devenu empereur d’Orient depuis l’abdication de Dioclétien en 305. Désireux de se faire bien voir au palais impérial, où l’on encourage les pires cruautés contre « la secte », la terreur devant amener les gens à renier le Christ et revenir au paganisme, Daia incite les autorités locales à user de tout l’arsenal des tortures. Pamphile va faire les frais de cette mesure, parce que, s’il abjurait dans les supplices, ce serait la certitude que tout Césarée ou presque abjurerait avec lui. Pamphile n’abjure pas. Ni les promesses de libération, ni les hautes fonctions qu’il pourrait obtenir, ni les menaces, et pas davantage le fouet et les griffes de fer, supplice abominable consistant à lacérer lentement tout le corps des martyrs, n’ont raison de lui. On le ramène à son cachot à demi-mort d’hémorragie. Il survit à ses blessures. Sur ces entrefaites, le gouverneur de Césarée est destitué de ses fonctions et exécuté, ce qui vaut un sursis aux prisonniers ; cela sauvera d’ailleurs la vie d’Eusèbe. Le successeur n’est pas un persécuteur très zélé ; il laisse traîner deux ans l’affaire Pamphile, conscient que la chasse aux chrétiens tôt ou tard, prendra fin. Le prêtre, toujours flanqué d’Eusèbe, met cette incarcération à profit pour rédiger une Apologie d’Origène.
C’est probablement Porphyre, l’ancien instituteur de Pamphile qui, laissé libre car il n’est pas chrétien, met en lieu sûr la bibliothèque de son maître et les précieux documents collectés en vue de la rédaction d’une histoire de l’Église. Sans cette précaution, des pans entiers de notre passé auraient disparu sans laisser de traces, y compris "la lettre sur les martyrs de Lyon et de Vienne", acte de baptême des chrétientés gauloises, envoyée par saint Irénée à sa communauté d’origine, à Smyrne. Porphyre espère que ce fonds inestimable servira à Pamphile quand il sortira de prison et pourra se mettre à la rédaction de l’ouvrage qu’il désire tant écrire. En fait, c’est Eusèbe, son héritier et fils spirituel, qui en tirera un jour sa monumentale et irremplaçable Histoire ecclésiastique.
Enfin ! la palme du martyre
Car Pamphile ne sera pas libéré. Lui, l’admirateur d’Origène, sait l’inconsolable regret du vieux théologien, arrêté lors d’une persécution, si cruellement torturé qu’il en est resté infirme, de n’avoir pu mourir pour le Christ. Il ne veut pas perdre la palme du martyre et prie pour l’obtenir. Il sera exaucé. Fin mai 308, on arrête aux portes de Césarée cinq chrétiens revenant d’un pèlerinage aux lieux saints, ou à ce qu’il en reste, puisque l’empereur Hadrien a fait enfouir sous de nouvelles constructions, cent cinquante ans plus tôt, tous les monuments évoquant la vie de Jésus. Comme ils ne nient pas appartenir à la religion interdite, on les condamne à mort et, pour faire bonne mesure, on leur adjoint leurs quelques coreligionnaires encore incarcérés, dont Pamphile. Aggravation de peine classique, la sentence précise que les suppliciés seront privés de sépultures, détail indifférent aux fidèles, sûrs de la résurrection de la chair, mais qui bouleverse Porphyre, toujours païen, venu assister au procès de son ancien élève… Le pauvre esclave proteste tant qu’il est conduit au bûcher, associé d’office au martyre de son maître. Pamphile et ses compagnons sont livrés aux bêtes lors d’un spectacle nocturne, le 1er juin, dans l’amphithéâtre de Césarée.
La dette de l’Église universelle envers ce prêtre quasi oublié qui s’est fait le gardien de sa plus ancienne mémoire est pourtant incommensurable. Saint Pamphile, et cela ne vous étonnera pas, est le patron des archivistes, copistes, bibliothécaires, éditeurs, imprimeurs, libraires et de tous les métiers du livre.