Le service de Dieu, de la foi et de la vérité implique constance et fidélité. L’on ne transige pas avec le Maître, pas plus que l’on ne peut chercher à accommoder les intérêts du Ciel et ceux de la terre, son devoir et son agrément personnel. Certains, pour l’avoir oublié, l’ont payé très cher, tel le roi Pierre II d’Aragon — en 1212, héros de la chrétienté, l’année suivante, ennemi de l’Église frappé par la colère divine… L’affaire est terrible, incontestable aussi ; elle a surtout marqué le premier de ces retournements de situation impossibles qui prouvent la puissance du recours à la prière du rosaire.
Ce que l’on appelle "la croisade albigeoise", souvent décrite par les historiens hostiles au catholicisme comme une monstruosité, est en fait une affaire très complexe, où se mêlent étroitement la volonté des puissants seigneurs du Midi, et d’abord des comtes de Toulouse, de se libérer du roi de France, et une grave crise religieuse instrumentalisée à des fins politiques. Depuis la fin du XIIe siècle, venue des Balkans, une hérésie se répand à travers l’Europe, le catharisme. Peut-on d’ailleurs encore parler d’hérésie alors que ces croyances n’ont quasiment plus rien à voir avec le christianisme ?
C’est d’abord en réaction à un clergé déshonoré que le peuple va se détourner du catholicisme.
Résurgence évidente du manichéisme, religion née en Perse au IIIe siècle qui, un temps, aura séduit une intelligence aussi grande que celle de saint Augustin, le catharisme, "la religion des Purs" selon l’étymologie grecque du mot, que l’on retrouve à la racine du prénom Catherine, "Pureté", ne croit pas au Dieu trinitaire du christianisme mais en deux puissances divines de forces égales, l’une bonne l’autre mauvaise, opposées jusqu’à la fin des temps dans une guerre perpétuelle. La puissance mauvaise a créé l’univers matériel, et l’homme charnel, par conséquent.
Le seul espoir de l’humanité de s’arracher à cette domination maléfique et de retrouver l’état de perfection des âmes désincarnées est de rompre avec tout ce qui place l’homme sous le joug du dieu mauvais, à savoir la sexualité, qui, en permettant la naissance de nouveaux humains, perpétue l’existence du monde matériel et le pouvoir de son prince, l’attachement aux richesses d’ici-bas. Les cathares, et c’est leur grande force, prônent la chasteté absolue, le végétarisme complet, refusant de tuer un animal ou même d’écraser un insecte, le dépouillement et la pauvreté, des vertus qui vont les faire passer, aux yeux de beaucoup de gens sincères et de bonne volonté, comme des saints authentiques en un temps où l’Église ne donne plus en ces domaines l’exemple et se vautre trop souvent dans un luxe scandaleux ou étale des mœurs débauchées.
Le prétexte religieux
C’est d’abord en réaction à un clergé déshonoré que le peuple va se détourner du catholicisme et c’est parce que Rome en est consciente qu’elle va bientôt soutenir Dominique de Guzman et François Bernardone dans la fondation de leurs ordres pauvres, dépouillés, exemplaires, et mendiants. Franciscains et dominicains seront les réponses à ce rejet du catholicisme et ce n’est pas pour rien non plus que l’on enverra prêcher dans les régions françaises gagnées par l’hérésie Dominique lui-même ou Antoine de Padoue. Leur sainteté n’y suffira pas dans la mesure où à la question religieuse se superpose la volonté d’émancipation des seigneurs méridionaux, las d’obéir à la couronne de France.
En prenant le parti des cathares et de leurs chefs spirituels, les Parfaits et Parfaites, également appelés Bons Hommes et Bonnes Dames, en se ralliant à l’hérésie, quitte à repasser au catholicisme un peu plus tard en fonction des nécessités, la noblesse du Midi songe d’abord à ses propres ambitions autonomistes, une réalité dont Philippe Auguste est bien conscient et qu’il ne peut tolérer. Ramener l’ordre royal dans ces provinces est une nécessité vitale pour le royaume et va recevoir la bénédiction de l’Église, comptable du salut des âmes et devant éradiquer la prolifération du catharisme. Pour cela, le roi de France, ou plutôt ses envoyés, sera son bras armé.
Il faut cependant préciser qu’avant d’en arriver là, et au déclenchement d’une guerre sainte qui sera aussi impitoyable qu’interminable, Rome aura multiplié tractations et mains tendues, jusqu’au point de non-retour, l’assassinat du légat pontifical dans le Midi, en 1208. Dès lors, le recours aux armes et au roi de France devient inévitable. En 1209, sous les ordres du comte de Montfort, Simon, les troupes françaises arrivent en Languedoc afin d’y ramener l’ordre politique, religieux et social ébranlé. Ce ne sera pas sans une extrême brutalité, au grand désespoir de Dominique, pourtant très lié à Montfort, et de quelques autres qui voudraient, non sans naïveté peut-être, régler le problème par la douceur et la charité, alors même que la religion n’est déjà plus, pour tous les protagonistes, qu’un prétexte commode à régler leurs différends.
Se battre pour l’honneur
Face aux premières victoires des "croisés", et à leurs méthodes expéditives, le comte de Toulouse, à bout d’expédients, se tourne alors vers son beau-frère, le roi d’Aragon, Pierre II, auquel il laisse espérer un transfert de suzeraineté à son profit et au détriment du roi de France. Les barons du Midi s’inquiètent en effet beaucoup moins d’un souverain espagnol, de l’autre côté des Pyrénées, que de Philippe Auguste, trop proche à leur goût. Pedro d’Aragon n’est pas n’importe qui. Le 12 juillet 1212, au côté du roi de Castille, il a écrasé à Las Navas de Tolosa les troupes musulmanes, premier véritable coup porté aux royaumes islamiques espagnols et épisode déterminant de la Reconquista. Aux yeux de toute l’Europe, il est un héros de la chrétienté, qui a combattu les infidèles sous la bannière et l’égide de Notre-Dame de Rocamadour. Reste, et c’est dommage, que ce héros est un homme, avec ses faiblesses, et que mettre la main sur le sud de la France est une tentation à laquelle il ne résiste pas.
Certains de mourir le lendemain, les Français se confessent, jeûnent, prient et entendent la messe ; de son côté, Pierre II, convaincu d’une victoire facile, fait ripailles et passe la nuit avec l’une de ses maîtresses.
L’arrivée du roi d’Aragon dans le Midi, à la fin de l’été 1213, à la tête d’une armée considérable, plus de 34.000 hommes, est une catastrophe pour "les hommes du Nord", la petite armée de Montfort, incapable, avec ses 800 soldats, de faire face à cette déferlante. Le 11 septembre 1213, parce qu’ils n’ont aucune autre solution, Montfort et ses troupes s’enferment dans la ville forte de Muret ; ils savent qu’ils pourront d’autant moins y tenir longtemps qu’ils n’ont pas de vivres. Ils tentent de parlementer avec Pierre d’Aragon, qui refuse de recevoir un négociateur, serait-ce l’archevêque de Toulouse. Dans ces conditions, il ne reste plus qu’à se battre, pour l’honneur car, à vues humaines, la situation est totalement désespérée… Certains de mourir le lendemain, les Français se confessent, jeûnent, prient et entendent la messe ; de son côté, Pierre II, convaincu d’une victoire facile, fait ripailles et passe la nuit avec l’une de ses maîtresses.
Victoire complète
Si les hommes d’armes acceptent leur sort avec fatalisme, les religieux présents à Muret sont beaucoup moins résignés et peu attirés par le martyre probable qui les attend… C’est alors qu’ils se souviennent des paroles du meilleur d’entre eux, Domingo de Guzman auquel Notre-Dame, en lui révélant le rosaire, a promis que ce serait une arme invincible entre les mains de ses dévots. Contrairement à ce qui se racontera ensuite, Dominique n’est pas à Muret, du moins pas physiquement, mais son enseignement est bien présent à ceux qui se trouvent piégés dans la ville assiégée. Tandis que les chevaliers revêtent leur armure en vue d’une sortie perdue d’avance, le clergé se réunit dans une chapelle qui se nomme depuis la chapelle du Rosaire et entame la récitation du chapelet. À en croire les témoins, l’effroi est tel qu’au lieu de chuchoter, les pauvres prêtres et religieux hurlent.
Ces cris se révèlent efficaces. La charge désespérée des Français prend Pierre d’Aragon et ses alliés par surprise. L’armée méridionale se disperse sans combattre ou presque. Le roi d’Aragon est tué, son fils fait prisonnier. Victoire complète reste aux catholiques. Comme elle l’a promis, la Sainte Vierge est venue au secours des dévots du rosaire. Pour la première fois, mais certainement pas la dernière.