Le 31 janvier 1981, le cardinal Marty reçoit enfin le successeur attendu depuis qu’il a atteint la limite d’âge et remis sa démission près de deux ans plus tôt. Et c’est une surprise. Celui qui est nommé est encore jeune (dans sa cinquante-cinquième année). Son épiscopat durera plus longtemps (vingt-quatre ans) qu’aucun autre depuis François de Beaumont (trente-cinq ans au XVIIIe siècle). Et surtout, c’est un destin hors du commun : né à Paris chez des petits commerçants juifs immigrés de Pologne, converti tout seul à 11 ans en lisant en cachette une bible protestante où le Nouveau Testament lui est apparu issu de l’Ancien, baptisé à sa demande pendant la guerre quand il a 14 ans, ayant perdu sa mère déportée à Auschwitz, devenu prêtre malgré les objections de son père, populaire aumônier d’étudiants puis curé de paroisse, il est évêque d’Orléans depuis à peine plus d’un an. Enfin, il est réputé d’une énergie vibrante, mais parfois abrasive. Pourquoi marquer le 40e anniversaire de ce choix audacieux de Jean Paul II ?
Un fondateur
Il y a bien sûr lieu de rappeler ce que Mgr Lustiger, créé cardinal en 1983, a accompli. Ne nous en privons pas, puisque ce qu’il a semé nous nourrit toujours. Il fonde Radio Notre-Dame puis KTO et le magazine hebdomadaire Paris-Notre-Dame pour remplacer l’ancienne et aride Semaine religieuse, l’École Cathédrale pour qualifier les laïcs appelés à prendre de plus en plus de responsabilités dans l’Église, le Séminaire de Paris en adaptant la formation au profil des vocations et aux besoins pastoraux et spirituels de la fin du XXe siècle, la Fraternité missionnaire des Prêtres pour la Ville, afin que Paris plus favorisé soit solidaire des diocèses périphériques, et le Collège des Bernardins, centre culturel qui abrite aussi l’École Cathédrale et le Studium du Séminaire, bientôt reconnu comme Faculté canonique de théologie.
Il fait aussi construire des églises d’une architecture résolument contemporaine, ouvre de nouvelles paroisses et relance les activités culturelles et caritatives, avec entre autres la Fondation Notre-Dame, diverses associations s’occupant des gens à la rue et la Maison Jeanne-Garnier qui développe l’accueil des malades du Sida, puis les soins palliatifs. Il prêche chaque dimanche soir dans sa cathédrale, où beaucoup se pressent pour l’écouter, et en réaménage l’intérieur pour faciliter l’accueil des pèlerins et touristes aussi bien que pour mettre les liturgies en valeur. Sa hardiesse est de ne pas attendre d’avoir les moyens pour entreprendre, en pariant que la mise en chantier du projet fera apparaître sa pertinence et suscitera les soutiens et contributions nécessaires.
Au-delà de Paris et même de l’Église
Mais, rétrospectivement, le plus impressionnant est sans doute l’audience qu’il s’acquiert au-delà de l’Église. Ses interventions sont décisives dans la « bataille de l’école » en 1983-1984 pour empêcher la nationalisation de l’enseignement privé largement catholique. Il se fait aussi entendre dans les premiers « débats sociétaux » autour de la bioéthique et utilise magistralement les médias, en imposant sa problématique pour traiter des sujets sur lesquels il est interrogé. Son succès le plus net est probablement les JMJ qu’il organise en 1997 à Paris. Plus d’un million de personnes participent à une vigile pascale avec baptêmes le samedi soir et à une messe dominicale le lendemain sur l’hippodrome de Longchamp. Cette foule jeune et recueillie dépasse toutes les prévisions, et la télévision qui amplifie l’événement s’y adapte au lieu d’imposer ses normes du spectaculaire.
Mais ce qui fait que sa voix porte au loin est qu’il situe tous les défis à relever non pas dans l’instant, mais dans l’histoire, et sans nier l’urgence.
On ne peut qu’évoquer ici la dimension internationale du cardinal Lustiger, qui ne peut répondre à toutes les invitations à l’étranger. Il faut cependant signaler son rôle dans les relations avec le judaïsme. Au départ, son affirmation que son baptême est une manière de rester un fils d’Israël est un handicap plutôt qu’un atout. Mais il participe au règlement de l’affaire du carmel d’Auschwitz à la fin des années 1980. Il est en 1997 l’instigateur de la « repentance » des évêques des diocèses où, sous le régime de Vichy, l’on est resté indifférent à l’internement de juifs avant leur déportation. Et, à partir de 2000, il réussit à entrer en rapport avec les maîtres de l’orthodoxie juive à New York, jusque-là réticents au dialogue.
L’histoire de l’humanité en mémoire
Il permet que des livres soient tirés de ses prises de parole enregistrées. Ces publications lui valent d’être élu malgré lui en 1995 à l’Académie française. Ce n’est pas la reconnaissance de talents littéraires qu’il n’a ni la prétention d’avoir ni le temps d’exercer, encore moins d’une influence médiatique et certainement pas de son rang dans l’Église, puisqu’aucun de ses prédécesseurs n’a eu cet honneur. Mais ce qui fait que sa voix porte au loin est qu’il situe tous les défis à relever non pas dans l’instant, mais dans l’histoire, et sans nier l’urgence.
Il ne s’agit pas simplement du souvenir, qui l’anime perceptiblement, de ce qu’il a vécu, avec une sensibilité aussi intellectuelle qu’affective, comme gamin juif menacé puis comme pasteur pendant la Guerre froide et les Trente Glorieuses. Ce n’est pas non plus la façon dont les siècles écoulés depuis la fin du Moyen Âge ont progressivement façonné notre présent. Car il fait appel à « la mémoire de l’humanité […], à laquelle la révélation chrétienne donne […] une ampleur et une dignité inouïe », parce qu’elle « inclut le moindre petit enfant ». Cette citation est tirée du Choix de Dieu, le best-seller du cardinal, à la page 342 de l’édition en Livre de Poche. Cette mémoire ouverte est libératrice. Comme telle, elle ne peut, sous peine de s’abolir, être qu’inlassablement proposée sans chercher à se justifier ni à faire la leçon.
L’autel de Notre-Dame
Cette profondeur du regard, où la découverte du pardon invinciblement offert donne la mesure du tragique de son ignorance et rend possible pour chacun d’être plus que le produit passif de mécanismes aveugles, est peut-être le plus fort et le plus précieux de ce qu’a légué l’archevêque de Paris auquel on a prêté l’oreille jusque hors de l’Église. C’est pourquoi le 40e anniversaire du début de sa mission est, bien plus qu’une occasion de dresser un bilan de ses réalisations, une invitation à se laisser dynamiser par le souffle qui les a inspirées. Il ne s’agit pas platement de préserver tout cela comme si c’était sacré, mais d’y reconnaître les signes et les symboles qui nous entraînent dans l’action et la vie qui ne craint pas la mort.
Parmi les traces concrètes de ce qu’a accompli le cardinal Lustiger, l’autel érigé à l’entrée du chœur de Notre-Dame de Paris est sans doute une des plus visibles et stimulantes.
Parmi les traces concrètes de ce qu’a accompli le cardinal Lustiger, l’autel érigé à l’entrée du chœur de Notre-Dame de Paris est sans doute une des plus visibles et stimulantes. Il n’a pas, davantage que le reste de ses initiatives, commencé par plaire à tout le monde, et il a été endommagé par l’incendie d’avril 2019. Ce serait une sottise que de ne pas le restaurer. Car, outre qu’il coûterait plus cher de le remplacer par un autre, lequel ne serait probablement pas moins sinon plus contesté, on se priverait de ce qu’il représente : l’assomption sans complexe de la modernité dans la Tradition, la continuité entre l’Ancien Testament et le Nouveau, puisque les figures des quatre évangélistes sont accompagnées sur ses flancs de celles des quatre grands prophètes de la Bible, et surtout, grâce à ses proportions et son emplacement, la centralité accessible et décisive du mémorial du Christ. Il apparaît avec le recul que Pain de vie et peuple de Dieu, le recueil d’homélies du père Jean-Marie Lustiger sur l’Eucharistie publié il y a quarante ans, quand il est revenu à Paris comme archevêque, c’était son programme. L’autel qu’il a laissé dans sa cathédrale atteste que ce programme est plus que jamais d’actualité.