Nous qui avons été élevés dans une histoire de France grandiose et familière où, enfants, nous nous promenions le cœur ivre de poésie, nous ne comprenons plus. Notre histoire était une immense maison de famille remplie de cachettes, de trésors et de portraits de rois. À présent, elle est devenue cette chose désespérante et incompréhensible. Le mal est partout. La rage est devenue le seul moteur du monde. Les hommes n’ont jamais été aussi haïs. Les pauvres n’ont jamais été à ce point soumis à l’abjection. L’amour du Christ n’a jamais été tant mal aimé. L’histoire de l’humanité n’avance plus : elle pourrit. Il est des moments où les signes des temps finissent par donner aux purs le désir de se tuer.
Le bretteur et l’orfèvre
Ce n’est pourtant pas la première fois que la tristesse politique triomphe au point de se faire désespoir métaphysique. La mélancolie politique, celle qui peut conduire à la mort, est le thème du livre magnifique dans lequel Sébastien Lapaque imagine le dialogue que Stefan Zweig aurait entretenu avec Georges Bernanos dans leur exil brésilien. Échec et Mat au Paradis n’est pas un livre ordinaire. Il se passe pour l’essentiel à Barbacana où, début 1942, l’écrivain autrichien a rendu une brève visite au polémiste français dans sa ferme, peu de jours avant de se suicider avec son épouse Lotte. Hitler alors tourmentait les cœurs. Le nazisme avait ses entrées en Amérique du Sud. Zweig était un écorché vif sur lequel la vie ne cessait de verser son acide.
Sébastien Lapaque prend un plaisir que nous partageons à imaginer le bretteur et l’orfèvre dialoguer. Il nous prend par la main pour nous conduire dans un Brésil de rêve où nous le suivons volontiers ; il se gave d’érudition et de noms propres ; il nous trimballe de Rio à Belo Horizonte et de São-Paulo à Manaus ; parfois ils s’écoutent écrire, mais nous l’écoutons avec joie car il est un bel écrivain.
La vérité au fond du désespoir
Bernanos exilé, donc, avait tout compris du drame qui se jouait avec les totalitarismes, lui qui avait prophétisé avant la guerre : "Les massacres qui se préparent n’auront pas de fin parce qu’ils n’ont pas de but. On ne se battra pas pour une foi, mais par rage de l’avoir perdue." Zweig égaré avait compris lui aussi la métamorphose tragique du monde, mais il lui manquait la foi. Dans son dialogue imaginaire avec le grand écrivain autrichien, Bernanos l’exhorte à espérer : "Ne me croyez pas moins accablé d’angoisse que vous l’êtes. Mais Dieu me fait parfois la grâce de trouver la paix dans cette angoisse elle-même… Il suffit de penser qu’Il l’a partagée sur le mont des Oliviers." Lapaque-Bernanos dit vrai : quand nous touchons le fond du désespoir, nous nous trouvons en bonne compagnie, le Christ lui-même nous y attend. Mais celui qui n’a jamais rencontré le charpentier de Nazareth, comment le reconnaîtrait-il au fond de son malheur ?
Un secret dans le cœur de Dieu
Bernanos, dit Sébastien Lapaque, regardait les suicidés comme des êtres prédestinés dont le geste est un secret dans le cœur de Dieu qui peut être mis en scène dans la fiction, mais ne peut pas être jugé dans la vie réelle. Dans La Nouvelle Histoire de Mouchette, il a montré quel désespoir peut provoquer la soif de pureté. Le juif athée Zweig a pris congé de son siècle dans un acte non pas de résignation, mais bien de résistance. Il a été rejoint par son amoureuse Lotte qui, comme la Charlotte de Goethe qui, avec ses yeux noirs, avait tué le jeune Werther, aura été pour Stephan la femme de l’insouciance, de la logistique et de l’amour total. La femme ! Le mystère de ce couple reste entier et ne sera résolu que dans la douce miséricorde de Dieu.
Pratique :