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La Madonne des banlieues, de Pierre et Gilles

La Vierge à l'enfant, (Hafsia Herzi & Loric), 2009

La Vierge à l'enfant, (Hafsia Herzi & Loric), 2009

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Pierre Téqui - publié le 23/01/25
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Entre le petit monde parisien de la culture et les pèlerins des périphéries, la "madonne des banlieues" de Pierre et Gilles pourrait retrouver sa place à l’église Saint-Eustache. Contrairement aux artistes contemporains qui aiment à convoquer des figures pour les détourner, constate l’historien de l’art Pierre Téqui, Pierre et Gilles aiment à voir leurs portraits de saints devenir objets de dévotion.

C’est une Vierge à l’Enfant, telle qu’on en a l’habitude : jeune, belle et vêtue d’une robe blanche, nouée d’une ceinture bleue à la taille, telle qu’elle apparut à sainte Bernadette Soubirous. Cependant, cette robe est si ample, si chargée de sequins, et sa couronne, digne d’une reine du ciel, si éclatante, que cette Vierge semble dire aux petites filles : "Laisse ta poupée et viens me voir." Viens me voir ? Viens aussi voir mon fils. La Vierge Marie tient l’Enfant sur ses genoux et le présente au monde.

Piété populaire

Cette image de la Vierge Marie provient d’une photographie retouchée avec soin. Les cinéphiles les plus attentifs reconnaîtront Hafsia Herzi, actrice révélée dans La Graine et le Mulet d’Abdellatif Kechiche, et plus récemment réalisatrice de Bonne mère. C’est elle qui a prêté ses traits à cette Madone. Un détail, pourtant, bouleverse les conventions : la Vierge est assise sur une barrière de chantier. En arrière-plan, on distingue les immeubles d’une ville plongée dans l’obscurité. À ses pieds, des lys aux reflets dorés émergent d’un amas d’objets évoquant une décharge ou les ruines après un bombardement. Pourquoi cette désolation ? "J’avais appris, enfant, que la Sainte Vierge apparaissait souvent dans des lieux marqués par des difficultés, comme Lourdes, qui était une ville très pauvre. Alors je voulais une Madone de banlieue", explique Gilles Blanchard, l’un des deux artistes à l’origine de cette œuvre.

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La Vierge à l'enfant, (Hafsia Herzi & Loric), 2009

Pierre et Gilles sont aujourd’hui représentés par la prestigieuse galerie Templon. Leur travail mêle photographie et peinture : chaque œuvre commence par une photographie soigneusement mise en scène, ensuite retouchée et peinte à la main. Leurs couleurs, souvent acidulées, saturées ou contrastées, s’associent à un goût prononcé pour l’ornementation. Perles, paillettes, fleurs, et motifs symboliques ornent leurs arrière-plans, riches en détails. Ces caractéristiques leur ont valu les qualificatifs de "pop", "kitsch", "glamour", ou encore "baroque". Cependant, les catholiques habitués à dénigrer ce type d’images penseront à un autre mot : "sulpicien". Mais un terme plus respectueux pourrait s’imposer : "piété populaire", une piété que les artistes connaissent bien :

Lorsque nous visitons un pays, nous allons toujours dans les bazars. C’est là qu’on trouve toute la culture du pays. J’aime ces objets. Enfant, j’étais allé en car à Lisieux avec le curé qui me préparait à la communion. Nous avions visité la basilique, et j’avais été très impressionné par les reliques de sainte Thérèse. En sortant, il y avait des magasins de babioles et souvenirs. J’avais remarqué une sainte Thérèse dans une boule à neige. J’avais voulu me l’offrir, mais le curé m’avait dit que ce n’était pas bien, que ce n’était pas religieux. Il m’avait interdit de l’acheter. Cela m’a marqué toute ma vie. J’ai regretté de ne pas l’avoir achetée, alors je me suis rattrapé après.

Jamais de dérision

Sulpicien ? Cela peut venir à l’esprit en découvrant leurs Christs, Vierges et saints. Mais leurs œuvres s’enracinent aussi dans les grandes références de l’histoire de l’art. Pierre et Gilles mêlent peinture et photographie, beaux-arts et imagerie populaire. En 1988, lorsqu’ils étaient représentés par la galerie Samia Saouma à Paris, leur exposition s’intitulait Les Saints et réunissait 44 figures. Le monde de l’art ne s’y est pas trompé. La Vierge à l’Enfant, mentionnée plus haut, a été exposée en 2009 à Saint-Eustache dans le cadre de La Force de l’Art. En 2018, on l’a retrouvée à Perpignan dans la chapelle basse du couvent des Minimes pour Pierre et Gilles. Le génie du christianisme. En 2021, Henri Loyrette, ancien président du Louvre, exposait une autre de leur Vierge à la fondation Boghossian dans l’exposition Icons.

Mais chez Pierre et Gilles, il n’y a jamais de dérision. Souvent les artistes contemporains aiment à convoquer des figures pour les détourner ; le Christ ou la Vierge deviennent de simples motifs transmis par l’histoire de l’art, des formes vidées de leur substance avec lesquelles on peut jouer. Ici, ce n’est pas le cas. Leur approche est marquée par une sincérité profonde. Gilles évoque son éducation catholique : "Mon père était très croyant ; j’avais une tante bonne sœur et un de mes frères est devenu moine. Enfant, j’ai été servant de messe et ai intégré une école catholique. Le catéchisme était mon cours préféré, car mon professeur était formidable. J’écoutais le prêtre raconter des histoires et c’était comme si j’étais au cinéma." Aujourd’hui, Gilles arbore un tatouage représentant un Christ crucifié sur une ancre, surmonté de l’inscription Anima mea Dominum. Quant à Pierre, il reste marqué par le souvenir d’une grand-mère très croyante.

Voyage en Inde

Au début, ils mirent de côté ces influences, se firent connaître avec un portrait d’Étienne Daho, photographièrent des naufragés, puis il y eut un voyage en Inde au début des années 1980 :

Près de Madras, dans un village, on a vu une statue de saint Sébastien et de Thérèse, sur une place. Cela nous a fait un choc très fort. Particulièrement Thérèse, car elle est de ma région. Je suis du Havre, et je connaissais très bien son histoire. Alors, cette sainte Thérèse à l’autre bout du monde, vue d’une façon différente, avec des couleurs saturées… Cela m’a donné envie de travailler cette imagerie religieuse.

Sainte Thérèse de Lisieux, (Pascale Lafay), 1987

Ils commencèrent avec Thérèse et saint Sébastien. Suivirent saint François d’Assise, saint Martin de Porres, sainte Lydwine de Schiedam, saint Vincent de Paul, et bien d’autres comme Louis de Gonzague, Claire, Lucie, Rita, Georges, Agathe, Étienne, Francois-Xavier, leurs saints patrons et enfin plus tard le Christ aux outrages, Lio en magnifique Madone au cœur blessé ; Juliette Armanet en Jeanne d’Arc et, en 2019, un magnifique saint Jean.

Portraits ou des objets de dévotion ?

Mais ces œuvres sont-elles des portraits ou des objets de dévotion ? Peut-on prier devant ? "C’est déjà arrivé, raconte Gilles. En 1992, à Saint-Pétersbourg, notre Sainte Famille avait été reproduite en affiche. On voyait des gens prier sur le trottoir face à notre photo. Ce spectacle nous a vraiment touchés. Oui, des gens peuvent prier devant nos images. La preuve : certains l’ont déjà fait."

Femme moscovite priant devant l’image de La Sainte Famille
Femme moscovite priant devant l’image de La Sainte Famille - Affiche d’après La Sainte Famille (Nina Hagen, Franck Chevallier et Otis), 1991, Photographie peinte, 107 x 84 cm

Cette histoire pourrait bien se renouveler à Paris. "Mon frère moine à l’abbaye Notre-Dame de Ganagobie est mort il y a deux ans. Le jour de son enterrement, nous avons échangé avec les frères. Ils connaissent bien notre travail. Le frère Philippe Markiewicz, ancien directeur de la revue Arts Sacrés, m’a parlé de la Vierge à l’Enfant qui avait été exposée à Saint-Eustache. On avait proposé d’en faire don à la paroisse mais cela n’avait pas abouti. Le frère Philippe m’a dit : “Il faut relancer la chose.” Aujourd’hui, la paroisse y réfléchit. Des portes pourraient s’ouvrir." Le frère Philippe de son côté se souvient de la bénédiction que Pierre et Gilles avaient souhaitée en guise de vernissage :

À l’issue d’un office de vêpres, le petit monde parisien de la culture s’était retrouvé, un cierge à la main, entourant les artistes pendant que le curé bénissait l’“icône”. Cette rencontre, autour d’une œuvre d’art, de mondes si différents était à la fois juste et émouvante ! Cette “Madone des banlieues” me semblait d’ailleurs parfaitement à sa place dans une église que la station de métro Châtelet met en contact direct avec des périphéries que l’on imagine très éloignées de l’Église. J’espère qu'elle y trouvera un jour sa place définitive pour accueillir les pèlerins des banlieues.

Vierge à l'enfant - église saint Eustache
La Vierge à l'enfant, (Hafsia Herzi & Loric), 2009 - Paris, église Saint-Eustache

Nous n’avons plus qu’à nous associer à ce vœu. Le diocèse de Paris y gagnerait une Vierge à l’Enfant, une Notre-Dame des banlieues, une Marie des périphéries. Une Vierge devant laquelle s’émerveiller et prier.

[EN IMAGES] La Madonne des banlieues, de Pierre et Gilles

Nous remercions Gilles Blanchard d’avoir si aimablement répondu à nos questions, Pierre Commoy pour l’envoi des photos, le frère Philippe Markiewicz pour nous avoir livré son souvenir et notre ami Romain Siegenfuhr pour la bibliographie et la documentation.
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